&&000 FRANCE 6TH GRADE 1980S FR-6TH-80S.TXT Text samples taken from: HATIER; AND MAGNARD N= 26 pages &&111 Cependant, les Nomades achevaient d'empiler les blocs ; bientôt il ne demeura plus qu'une ouverture vers la droite, à hauteur d'homme. Quand l'ours fut proche, il secoua sa tête grondante et regarda,lm 20 interloqué. Car s'il avait flairé les hommes, entendu le bruit de leur travail, il ne s'attendait pas à voir clos le gîte où il avait passé tant de saisons ; une obscure association se fit dans son crâne, entre la fermeture du repaire et ceux qui l'occupaient. D'ailleurs, reconnaissant l'odeur d'animaux faibles, dont il comptait se repaître, il ne montra 25 aucune prudence. Mais il était perplexe. Il tâta la muraille, il la poussa : elle vibrait aux pesées. L'ouverture libre l'hypnotisa; elle parut la seule voie franchissable ; il s'y jeta éperdument. Un trait siffla et le frappa près de la paupière, sans ralentir l'attaque, qui fut irrésistible. La muraille croula. 30 Naoh et Gaw avaient bondi vers le fond de la caverne ; Nam se trouva dans les pattes monstrueuses. Il ne songeait guère à se défendre ; il fut semblable à l'antilope atteinte par la grande panthère, au cheval terrassé par le lion : les bras étendus, la bouche béante, il attendait la mort, dans une crise d'engourdissement. Mais Naoh, 35 d'abord surpris, reconquit l'ardeur combative qui crée les chefs et soutient l'espèce. De même que Nam s'oubliait dans la résignation, lui s'oublia dans la lutte. Il rejeta sa hache, qu'il jugeait inutile, il prit à deux mains la massue de chêne, pleine de nceuds. La bête le vit venir. Elle différa d'anéantir la faible proie qui 40 palpitait sous elle, elle éleva sa force contre l'adversaire, pattes et crocs projetés en foudre, tandis que l'Oulhamr abaissait sa massue. L'arme arriva la première. Elle roula sur la mâchoire de l'ours ; l'une des pointes toucha les narines. Le coup, frappé de biais et peu efficace, fut si douloureux que la brute ploya. Le deuxième coup du Nomade 45 rebondit sur le crâne indestructible. Déjà l'immense bête revenait à elle et fonçait frénétiquement, mais l'Oulhamr s'était réfugié dans l'ombre, devant une saillie de la roche : au moment suprême, il s'effaça ; l'ours cogna violemment le basalte. Tandis qu'il trébuchait, Naoh revenait en oblique et, avec un cri de guerre, abattit la massue sur les longues 50 vertèbres. Elles craquèrent ; le fauve, affaibli par le choc contre la saillie, oscilla sur sa base et Naoh, ivre d'énergie, écrasa successivement les narines, les pattes, les mâchoires, tandis que Nam et Gaw ouvraient le ventre à coups de hache. Lorsque enfin la masse cessa de panteler, les Nomades se regardèrent en silence. Ce fut une minute prodigieuse. Naoh apparut le plus redoutable des Oulhamr et de tous les hommes, car ni Faouhm, ni Hoo, fils du Tigre, ni aucun des guerriers mystérieux dont Goûn-aux-os-secs rappelait la mémoire n'avaient abattu un ours gris à coups de massue. Et la légende se grava dans le crâne des jeunes hommes pour 60 se transmettre aux générations et grandir leurs espérances, si Nam, Gaw et Naoh ne périssaient point à la conquête du Feu. 22 Le conteur danois Andersen (xixe siècle) raconte l'histoire d'une petite sirène, fille du Roi de la Mer, qui, à l'âge de quinze ans, obtient l'autorisation de ses parents pour aller voir le peuple de la terre. Elle s'élève comme une bulle à travers les flots, et arrive au voisinage d'un gros bateau où se déroule la fête d'anniversaire d'un jeune prince. Mais le vent se met à souffler, le grand mât se brise, et le beau voilier fait naufrage. La petite sirène sauve le Prince et tombe amoureuse de lui. Pour le contempler de plus près, elle souhaite vivre comme « les gens de la terre ». Elle va demander à une sorcière de remplacer sa queue de poisson par des jambes... Là où vivait la sorcière, il ne poussait pas de fleurs. Ce n'était que tourbillons d'eau sombre et chemins recouverts de boues noires et visqueuses. L'antre de la sorcière était construite au milieu de grands roseaux tordus qui ressemblaient à de gros serpents jaunes. Tout 5 autour s'étendaient de dangereux marécages où ne vivaient que des créatures venimeuses. Cet endroit était si terrifiant et lugubre que la sirène dut prendre son courage à pleines mains pour nager jusqu'à la maison de la sorcière. Elle la trouva assise sur un banc fait des os blanchis des naufragés. 10 Des serpents rampaient sur ses bras et elle tenait sur ses genoux son animal favori, un affreux crapaud. Dès que la Princesse arriva près d'elle, la sorcière lui dit - Je sais que tu veux perdre ta queue de poisson pour avoir deux jambes. Tu veux que le Prince de la terre tombe amoureux de toi. 15 - Oui, murmura la petite sirène. C'est ce que je veux. Pouvez-vous m'aider ? - Je t'aiderai si tu acceptes de payer le prix, dit la sorcière. - Je paierai, répondit la Princesse. - Je vais donc préparer une potion magique que tu boiras quand 20 tu seras à terre, dit la sorcière de la mer. Ta queue va rétrécir et disparaître et tu auras deux jambes. Mais tu auras très mal. Es-tu capable de souffrir? - Oui, murmura la Princesse. - A chacun de tes pas, tu auras l'impression qu'une épée acérée te 25 perce les pieds, continua la sorcière. Mais personne ne le devinera car tu marcheras et du danseras avec une telle grâce que les regards des gens de la terre seront éblouis par tes mouvements. - Je suis prête à supporter la douleur, dit la sirène. Quel prix dois-je payer pour avoir deux jambes ? 30 - Tu dois me donner ta voix, répondit la sorcière. Tu as la plus belle voix du royaume de la mer et je la veux. La Princesse pâlit mortellement. - Mais, si je n'ai pas de voix, comment puis je offrir mon amour au Prince? dit-elle d'une voix mal assurée. 35 - Tes yeux le lui diront, dit la sorcière. Tu n'as pas besoin de paroles. Il te regardera et verra dans ton regard le reflet de ton amour. - Le prix est élevé, dit enfin la Princesse, mais je paierai. - C'est entendu, dit la sorcière. Mais souviens-toi d'une chose : si tu ne réussis pas à conquérir le Prince et s'il se marie avec quelqu'un Dédale et Icare Encore une légende grecque : Dédale et son fils Icare, enfermés par =Minos, roi de la Crète, dans le labyrinthe, cherchent à s'échapper... ID édale cependant, à qui pesaient la Crète et un long exil, repris par l'amour du pays natal, était retenu prisonnier par la mer. « Minos peut bien, se dit-il, me fermer les chemins de la terre et des ondes, mais, du moins, le ciel me reste ouvert. C'est la route que je 5 prendrai. Fût-il maître de tout, Minos n'est pas maître de l'air. » Il dit, et il tourne son esprit vers l'étude d'un art inconnu, ouvrant de nouvelles voies à la nature. Il dispose, en effet, en ordre régulier, des plumes, en commençant par les plus petites, une plus courte se trouvant à la suite d'une longue, si bien qu'on les eût dites poussées 10 par ordre décroissant de taille : ainsi, jadis .les pipeaux rustiques naquirent d'un assemblage de tuyaux insensiblement inégaux. Alors il attache celles du milieu avec du lin, celles des extrémités avec de la cire, et, une fois disposées ainsi, les incurve légèrement, pour imiter les ailes d'oiseaux véritables. Le jeune Icare se tenait à ses côtés et, sans 15 se douter qu'il maniait ce qui devait le mettre en mortel péril, le sourire aux lèvres, tantôt il saisissait au vol les plumes soulevées par un souffle d'air, tantôt, du pouce, il amollissait la cire blonde, et gênait, par ses jeux, le merveilleux travail de son père. Quand il eut mis la dernière main à son oeuvre, l'artisan, à l'aide d'une paire d'ailes, 20 équilibra lui-même son corps dans l'air où il resta suspendu en les agitant. Il en munit alors son fils aussi, et : « Je te conseille, dit-il, Icare, de te tenir à mi-distance des ondes, de crainte que, si tu vas trop bas, elles n'alourdissent tes ailes, et du soleil, pour n'être pas, si tu vas trop haut, brûlé par ses feux : vole entre les deux. Et je te recommande 25 de ne pas regarder le Bouvier, ni l'Hélice, ni l'épée nue d'Orionl. Prends-moi pour guide de la route à suivre. » Et, tout en lui enseignant à voler, il ajuste à ses épaules ces ailes que l'homme ignorait. Pendant qu'il travaillait, tout en prodiguant ses conseils, les joues du vieillard se mouillèrent et ses mains paternelles tremblèrent. Il donna à son fils des 30 baisers qu'il ne devait pas renouveler, puis, se soulevant au moyen de ses ailes, il s'envole le premier, anxieux pour son compagnon, comme l'oiseau qui du haut de son nid vient de faire prendre à sa tendre couvée son vol à travers les airs. Il l'encourage à le suivre et l'initie à son art dangereux ; il meut lui-même ses propres ailes, l'oeil fixé, 35 derrière lui, sur celles de son fils. Quelque pêcheur, occupé à surprendre les poissons au moyen de son roseau qui tremble, un pasteur appuyé sur son bâton ou un laboureur au manche de sa charrue, qui les vit, resta frappé de stupeur et pensa que ces êtres qui pouvaient voyager dans les airs étaient des dieux. Et déjà, sur leur 40 gauche, avaient été laissées Samos, l'île de Junon2, Délos et Paros3 ; à leur droite était Lébinthos et Calymné au miel abondant, lorsque l'enfant se prit à goûter la joie de ce vol audacieux, abandonna son guide et, cédant au désir d'approcher du ciel, monta plus haut. Le voisinage du soleil dévorant amollit la cire odorante qui retenait les 45 plumes. La cire ayant fondu, l'enfant n'agite plus que ses bras nus, et, LES MONSTRES Contact avec le monstre Un monstre d'une espèce inconnue hante les océans. Pendant la nuit du novembre 1867, une frégate qui lui donne la chasse l'attaque sans succès. Au cours de la collision, le professeur Aronnax, spécialiste des grands fonds sous-marins, est précipité à la mer; Conseil, son fidèle domestique, plonge aussitôt pour tenter de le sauver. C'est Aronnax qui raconte... Un corps dur me heurta. Je m'y cramponnai. Puis, je sentis qu'on me retirait, qu'on me ramenait à la surface de l'eau, que ma poitrine se dégonflait, et je m'évanouis... Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de D vigoureuses frictions qui me sillonnèrent le corps. J'entrouvris les yeux... « Conseil ! murmurai-je. - Monsieur m'a sonné? » répondit Conseil. En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s'abaissait vers 10 l'horizon, j'aperçus une figure qui n'était pas celle de Conseil, et que je reconnus aussitôt. « Ned!1 m'écriai-je. - En personne, monsieur, et qui court après sa prime ! répondit le Canadien. 15 - Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate? - Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j'ai pu prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant. - Un îlot? - Ou, pour mieux dire, sur notre narval gigantesque'. - Expliquez-vous, Ned. - Seulement, j'ai bientôt compris pourquoi mon harpon n'avait pu l'entamer et s'était émoussé sur sa peau. - Pourquoi, Ned, pourquoi? - C'est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle d'acier ! » Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je contrôle moi-même mes assertions. Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l'être 30 ou de l'objet à demi immergé qui nous servait de refuge. Je l'éprouvai du pied. C'était évidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammifères marins. Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à 35 celle des animaux antédiluviens3, et j'en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators. 138 Vers la fin de l'année, les compagnons, ayant depuis longtemps quitté =Circle-City, se trouvèrent dans une passe difficile. Il s'agissait de faire franchir à leur bateau une série de rapides extrêmement violents. =Hans et Peter, placés sur la berge, tiraient le canot au moyen d'une corde qu'ils enroulaient d'arbre en arbre pour ne pas être emportés par la force du courant, tandis que Thornton, resté dans l'embarcation, la dirigeait à l'aide d'une perche au milieu des récifs. Buck, anxieux et attentif, se tenait sur le bord, ne quittant pas son maître de l'oeil, avançant pas à pas en même temps que lui. Tout marcha bien pour un temps ; puis il fallut relâcher la corde afin de permettre au canot de franchir une ligne de rochers pointus qui se hérissaient à la surface de l'eau; la manoeuvre réussit ; mais quand vint la minute de resserrer la corde, le mouvement fut mal calculé ; l'embarcation se retourna brusquement la quille en l'air et Thornton se trouva violemment projeté au-dehors, entraîné avec une violence inouïe vers la partie la plus dangereuse des rapides. Sa chute ne fit qu'une avec celle de =Buck. Plongeant hardiment au milieu des eaux tumultueuses, effrayantes comme une chaudière en ébullition, il nage droit à son maître qu'il voit lutter là-bas, parvient à le rejoindre à trois cents mètres environ de la place où il est tombé. Sentant que Thornton l'avait saisi par la queue, le brave chien vire de bord immédiatement et se dirige vers la berge, mais, hélas ! en dépit d'efforts géants, désespérés, il demeure vaincu ; la force aveugle du courant est plus puissante que son courage et que son dévouement. Un peu plus bas, l'eau se déchirait en écume sur les pierres aiguës comme les dents d'une énorme scie, et sa fureur était effroyable avant ce dernier élan. Presque épuisé par la lutte démesurée, =Thornton réussit à saisir des deux mains une de ces roches pointues, à s'y cramponner ; puis, d'une voix défaillante, il ordonna à Buck d'aller retrouver =Hans et Peter. L'intelligent animal comprit ; levant un peu sa belle tête hors de l'eau comme pour puiser des forces dans le regard de son maître, il se mit à nager vigoureusement et, délesté cette fois d'un poids écrasant, il parvint enfin à la berge. Les deux hommes, eux aussi, avaient compris la pensée de Thornton, et, sans perdre une 35 minute, ils passèrent une corde autour du cou et des épaules de =Buck, ayant soin toutefois de lui laisser la liberté de ses mouvements, puis ils le lancèrent à l'eau. Intrépide, le chien affronte une seconde fois le courant ; il nage avec vigueur, dévore la distance, mais voilà que, dans sa hâte 40 fiévreuse, il manque le but, passe un peu trop loin du maître, le dépasse malgré lui, et essayant péniblement de revenir en arrière, se trouve entraîné, ballotté, englouti par les eaux furieuses, disparaît de la surface. Aussitôt Hans et Peter tirent sur la corde, le retirent à demi noyé sur la berge, se jettent sur lui, le pressent de toutes leurs forces pour ramener la respiration et lui faire rendre l'eau avalée. Il se relèv Seulement, de là-bas, lui, dans sa vision dernière, s'était figuré sous un ciel de pluie cette promenade de pauvre vieille, qui, au contraire, se faisait au gai printemps moqueur... En approchant de Paimpol, elle se sentait devenir plus inquiète, et 25 pressait encore sa marche. La voilà dans la ville grise, dans les petites rues de granit où tombait ce soleil, donnant le bonjour à d'autres vieilles, ses contemporaines, assises à leur fenêtre. Intriguées de la voir, elles disaient « Où va-t-elle comme ça si vite, en robe du dimanche, un jour sur 30 semaine ? » M. le commissaire de l'inscription ne se trouvait pas chez lui. Un petit être très laid, d'une quinzaine d'années, qui était son commis, se tenait assis à son bureau. Étant trop mal venu pour faire un pêcheur, il avait reçu de l'instruction et passait ses jours sur cette même chaise, en 35 fausses manches noires, grattant son papier. Avec un air d'importance, quand elle lui eut dit son nom, il se leva pour prendre, dans un casier, des pièces timbrées. Il y en avait beaucoup... qu'est-ce que cela voulait dire? Des certificats, des papiers portant des cachets, un livret de marin jauni par 40 la mer, tout cela ayant comme une odeur de mort. Il les étalait devant la pauvre vieille, qui commençait à trembler et à voir trouble. C'est qu'elle avait reconnu deux de ces lettres que Gaud écrivait pour elle à son petit-fils, et qui étaient revenues là, non décachetées... Et ça s'était passé ainsi vingt ans auparavant, pour la 45 mort de son fils Pierre : les lettres étaient revenues de la Chine chez M. le commissaire, qui les lui avait remises... Il lisait maintenant d'une voix doctorale « Moan, =Jean-Marie-Sylvestre, inscrit à Paimpol, folio =213, numéro matricule 2091, décédé à bord du =Bien-Hoa le =14... 50 « Quoi?... Qu'est-ce qui lui est arrivé, mon bon monsieur?... - Décédé!... Il est décédé », reprit-il. Mon Dieu, il n'était sans doute pas méchant, ce commis ; s'il disait cela de cette manière brutale, c'était plutôt manque de jugement, inintelligence de petit être incomplet. Et, voyant qu'elle ne comprenait 55 pas ce beau mot, il s'exprima en breton « Marw éo !... - Marw éo!... » (Il est mort...) Elle répéta après lui, avec son chevrotement de vieillesse, comme un pauvre écho fêlé redirait une phrase indifférente. 60 C'était bien ce qu'elle avait à moitié deviné, mais cela la faisait trembler seulement ; à présent que c'était certain, ça n'avait pas l'air de la toucher. D'abord sa faculté de souffrir s'était vraiment un peu émoussée, à force d'âge, surtout depuis ce dernier hiver. La douleur ne venait plus tout de suite. Et puis quelque chose se chavirait pour le 65 moment dans sa tête, et voilà qu'elle confondait cette mort avec d'autres : elle en avait tant perdu, de fils!... Il lui fallut un instant pour bien entendre que celui-ci était son dernier, si chéri, celui à qui se rapportaient toutes ses prières, toute sa vie, toute son attente, toutes ses pensées, déjà obscurcies par l'approche sombre de l'enfance... Les Lettres de mon moulin, =d'AlphonseDaudet (1840-1897) sont un recueil de LE récits colorés, pleins de fantaisie, dont l'action se passe en Provence. Ici, par le jeu des sensations, un personnage très officiel devient soudain accessible à la poésie la plus LANGAGE simple et la plus familière... DES ARBRES le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais derrière, la calèche de la sous-préfecture l'emporte majestueusement au concours régional de la =Combe-aux-Fées. Pour cette journée mémorable, M. le sous-préfet a mis son bel habit brodé, son petit claque1, sa culotte collante à bandes d'argent et son épée de gala à poignée de nacre... Sur ses genoux repose une grande serviette en chagrin gaufrée qu'il regarde tristement. M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufré il songe au fameux discours qu'il va falloir prononcer tout à l'heure 10 devant les habitants de la =Combe-aux-Fées « Messieurs et chers administrés... » Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et répéter vingt fois de suite : « Messieurs et chers administrés... », la suite du discours ne vient pas. 15 La suite du discours ne vient pas... Il fait si chaud dans cette calèche ! A perte de vue, la route de la =Combe-aux-Fées poudroie sous le soleil du Midi... L'air est embrasé... et sur les ormeaux du bord du chemin, tout couverts de poussière blanche, des milliers de cigales se répondent d'un arbre à l'autre... Tout à coup M. le sous-préfet 20 tressaille. Là-bas, au pied d'un coteau, il vient d'apercevoir un petit bois de chênes verts qui semble lui faire signe Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe « Venez donc par ici, monsieur le sous-préfet; pour composer votre discours, vous serez beaucoup mieux sous mes arbres... » 25 M. le sous-préfet est séduit ; il saute à bas de sa calèche et dit à ses gens de l'attendre, qu'il va composer son discours dans le petit bois de chênes verts. Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des violettes, et des sources sous l'herbe fine... Quand ils ont aperçu M. le sous- 30 préfet avec sa belle culotte et sa serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur et se sont arrêtés de chanter, les sources n'ont plus osé faire de bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon... Tout ce petit monde-là n'a jamais vu de sous-préfet, et se demande à voix basse quel est ce beau seigneur qui se promène en culotte d'argent. 35 A voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est ce beau seigneur en culotte d'argent... Pendant ce temps-là, M. le sous-préfet, ravi du silence et de la fraîcheur du bois, relève les pans de son habit, pose son claque sur l'herbe et s'assied dans la mousse au pied d'un jeune chêne ; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette de 40 chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier ministre. SAVOIR JOUER Petite guerre =Marcel, =Françoise et =Arthur sont en vacances à la campagne. Il pleut. Que faire ? Tiens, une idée : si on jouait avec les vieux soldats de plomb?... M arcel va les chercher et les vide sur la grande table de la chambre. « Ils sont tout plats », dit Françoise déçue. Oui, ils sont tout plats. Mais on s'habitue vite à leur 5 platitude. Leurs couleurs sont jolies, leurs uniformes exacts : un chevalier blessé tombe, les genoux ployés ; Napoléon, la main dans son gilet, surveille le champ de bataille. Ce sont des batailles de la guerre de Cent ans et de l'Empire. La notion de tempsi est abolie par décret, et on décide d'opposer les =Français =d'Austerlitz aux Anglais 10 =d'Azincourt2. Chacun choisit son armée et ses chefs : Arthur aura les =Anglais 1 commandés par le Prince =Noir, que voici, visière baissée et si noir qu'il en est bleu. =Françoise choisit =Jeanned'Arc, qui chevauche un destrier blanc : elle est revêtue d'une armure d'argent qui la rend 15 brillante comme un poisson; elle a sa bannière en main et elle s'avance tête nue, blonde comme on ne peut pas dire. Marcel aura Napoléon, sans doute ? « Non, c'est trop banal », dit-il ; et Napoléon (pas de chance!) est exilé sur le plus haut rayon d'une étagère lointaine. 20 « J'aurai =Murat »4, dit Marcel en présentant le roi de Naples au Prince Noir et à Jeanne d'Arc. Et voici Murat en bottes cramoisies, culottes blanches, manteau vert bordé de fourrure et chapeau ombragé d'immenses plumes tricolores. 25 A peine les présentations sont-elles finies que la guerre est déclarée. Tout est mis en ceuvre : un vieux fort, des boîtes de constructions, une maison de poupées. Le Prince =Noir, à la tête d'une armée anglo-russe, entre en campagne contre =Jeanned'Arc et ses chevaliers. Elle est repoussée dans une première rencontre, mais =Murat, galamment, vient 30 à son secours avec une armée composée de Français de différents siècles. La campagne se poursuit, mêlée de succès et de revers pour les alliés. Les projectiles sont tantôt des sous, tantôt des pois fulminants. Les sous mettent en danger les potiches et les vitres, et les pois fulminants couvrent les meubles de poussière et de sable et remplissent 35 la chambre de fumée. Mais, n'est-ce pas ? on ne peut pas éviter cela c'est la guerre avec son cortège d'épouvantes ! Tournoi Au début de notre siècle, dans une école de village où l'on pouvait prolonger ses études. =AugustinMeaulnes, le grand =Meaulnes, et François ont respectivement dix- sept et quinze ans. Meaulnes a pris tout de suite de l'emprise sur ses camarades et surtout sur François, le fils de son professeur, =MSeurel. Une nuit, un étrange bohémien dirige avec quelques élèves une expédition contre =Meaulnes pour lui dérober de mystérieux papiers. A la grande stupéfaction de =Meaulnes et de François, ils le retrouvent en classe le lendemain matin, en qualité de nouvel élève. A dix heures et demie, lorsque la cour sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître régnait sur les jeux. De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien' dès ce matin-là, 5 introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant : c'était une espèce de tournoi' où les chevaux étaient les grands élèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs épaules. Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par 10 la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus comme des lances, s'efforçaient de désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, perdant l'équilibre, allaient s'étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le 15 cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte, regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait malignement sa monture en riant aux éclats. 20 =Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis. - C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin, c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné. Et M. Seurel s'y est laissé prendre ! 25 Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'étais, je ne manquais pas de l'approuver. Partout, dans tous les coins, en l'absence du maître, se poursuivait 30 la lutte : les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres ; ils couraient et culbutaient avant même d'avoir reçu le choc de l'adversaire... Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour, qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait par moments le bandeau blanc du nouveau chef. 35 Alors le grand =Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses mains sur ses cuisses et me cria - Allons-y, François ! Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis 40 que la plupart des combattants, éperdus', fuyaient en criant =SiegfriedLenz est un écrivain allemand, né en =192Ses récits se déroulent dans le pays de son enfance, la Mazurie, région autrefois allemande et qui se trouve ujourd'hui en =Pologne. A =71 ans, le grand-père de l'auteur, =HamilkarSchass, s'est découvert une passion : la lecture. Rien ne peut l'arracher à ses livres, pas même l'arrivée du terrible général =Wawrila et de son armée. Contraint de monter la garde avec un autre habitant du village, =AdolfAbromeit, =Hamilkar s'est replongé dans un livre, quand soudain... =AdolfAbromeit, posté à la lucarne, vit s'approcher la troupe, venant des marécages. Il épaula son fusil et cria =HamilkarSchass, j'ai le diable dans mon viseur! » Mon grand-père, évidemment, n'entendit pas ce cri. Un moment après, 5 comme Wawrila approchait encore, il cria de nouveau « =HamilkarSchass, le diable des marécages est là! - Tout de suite, dit mon grand-père, j'arrive tout de suite à la lucarne, et tout sera réglé comme ça doit l'être. Laisse-moi seulement finir ce petit chapitre. » 10 =AdolfAbromeit étendit son fusil sur le sol, se coucha derrière, visa, et attendit, plein d'impatience. Son impatience, pour ne pas dire son excitation, augmentait à chaque pas que le général =Wawrila faisait en se rapprochant. A la fin, ses nerfs n'en pouvant plus, il sauta sur ses pieds, courut vers mon grand-père, lui flanqua un coup de pied - tout 15 homme raisonnable le lui pardonnera - et cria : « Ce diable de =Wawrila est devant la porte ! - Chaque chose en son temps, dit mon grand-père. Encore seulement les cinq dernières pages, je t'en prie. » Et comme il n'avait pas l'air de vouloir se lever, =AdolfAbromeit 20 courut seul devant la lucarne, se jeta derrière son fusil et se mit à faire feu, ce qui produisit un spectacle comme personne en =Masurie ne se souvenait en avoir vu de pareil : bien qu'il n'eût touché aucune de ces canailles, il les força à se mettre à l'abri, circonstance qui rendit Adolf =Abromeit extrêmement hardi et téméraire. Il s'avança devant la 25 lucarne, bien en face, et fit feu, autant que le pouvait son énorme fusil, jusqu'à ce qu'il sentît soudain une douleur aiguë et cuisante : il était bel et bien touché ! il s'en assura en constatant qu'une balle avait traversé une de ses grandes oreilles roses. Que pouvait-il faire ? Il laissa tomber son fusil, se jeta sur Hamilkar Schass, mon grand-père, et cette fois lui 30 parla ainsi « =Hamilkar, je suis blessé. Je perds du sang. Si tu ne vas pas à la lucarne, ce diable de Wawrila sera ici dans dix secondes, parole d'honneur, et alors, au point où nous en sommes, j'ai bien peur qu'il ne te découpe en caractères d'imprimerie ! » 35 Mon grand-père ne le regarda pas ; au lieu de cela, il dit « Tout va être réglé comme il faut, Adolf. Laisse-moi encore seulement, je t'en prie, deux pages de ce petit chapitre. » =AdolfAbromeit, la main collée sur son oreille meurtrie, jeta autour de lui un regard inquiet, brisa une fenêtre, se pencha au-dehors, 40 et disparut dans l'épaisseur de la forêt voisine. Comme on peut s'en Retourner sur ses pas, le coeur en proie au soupçon et à l'incertitude, le pire des maux ? Elle rassembla son courage, et sa résolution fut bientôt prise. Chercher une autre barque, il n'y fallait pas penser. Elle se laissa couler le long du talus, enleva sa robe en un tour de main et la roula sur sa tête ; puis elle se glissa courageusement dans le fleuve, en ayant soin de ne pas faire rejaillir d'écume. Souple comme une couleuvre d'eau, elle allongea ses beaux bras sur le flot sombre où tremblait, élargi, le reflet des étoiles, et se mit à suivre de loin la barque. Elle nageait admirablement ; car, chaque jour, elle s'exerçait avec ses femmes dans la vaste piscine de son palais, et nulle n'était plus habile à couper l'onde que =Tahoser. Le courant, endormi en cet endroit, ne lui opposait pas beaucoup de résistance ; mais au milieu du fleuve, pour ne pas être emportée à la dérive, il lui fallut donner de vigoureux coups de pied à l'eau bouillonnante et multiplier ses brassées. Sa respiration devenait courte, haletante, et elle la retenait de peur que le jeune Hébreu ne l'entendit. Quelquefois, une vague plus haute lavait d'écume ses lèvres entrouvertes, trempait ses cheveux et même atteignait sa robe pliée en paquet : heureusement pour elle, car ses forces commençaient à l'abandonner, elle se retrouva bientôt dans eu des eaux plus calmes. Un faisceau de joncs qui descendait le fleuve et la frôla en passant lui causa une vive terreur. Cette masse, d'un vert sombre, prenait, à travers l'obscurité, l'apparence d'un dos de crocodile ; Tahoser avait cru sentir la peau rugueuse du monstre, mais elle se remit de sa frayeur et se dit en continuant à nager : « Qu'importe que les crocodiles me mangent, si Poëri ne m'aime pas ? » Le danger était réel, surtout la nuit ; pendant le jour, le mouvement perpétuel des barques, le travail des quais, le tumulte de la ville éloignent les crocodiles, qui vont, sûr des rives moins fréquentées par l'homme, se vautrer dans la vase et se réjouir au soleil ; mais l'ombre leur rend toute leur audace. =Tahoser n'y avait pas pensé. La passion ne calcule pas. L'idée de ce péril lui fût-elle venue, elle l'aurait bravé, elle ai timide pourtant, et qu'effrayait un papillon obstiné qui voltigeait autour d'elle, la prenant pour une fleur. Chaleur sur Thèbes « Thèbes aux cent portes semblait endormie sous l'action dévorante d'un soleil de plomb. Il était midi ; une lumière blanche tombait du ciel, pâle sur la terre pâmée de chaleur ; le sol brillanté de réverbérations luisait comme du métal fourbi, et l'ombre ne traçait plus au pied des édifices qu'un mince filet bleuâtre, pareil à 5 la ligne d'encre dont un architecte dessine son plan sur le papyrus ; les maisons, aux murs légèrement inclinés en talus, flamboyaient omme des briques au four ; les portes étaient closes, et aux fenêtres, fermées de stores en roseaux clissés, nulle tête n'apparaissait... 10 De loin en loin, par-dessus le mur d'un jardin, quelque palmier dardait son fût écaillé, terminé par un éventail de feuilles dont pas une ne bougeait, car nul souffle n'agitait l'atmosphère. Des acacias, des mimosas et des figuiers de Pharaon déversaient une cascade de feuillage, tachant d'une étroite ombre bleue la lumière étincelante 15 du terrain ; ces touches vertes animaient et rafraîchissaient l'aridité solennelle du tableau, qui, sans elles, eût présenté l'aspect d'une ville morte. Quelques rares esclaves de la race Nahasi, au teint noir, bravant seuls l'ardeur du jour, portaient chez leurs maîtres l'eau 20 I puisée au Nil dans des jarres suspendues à un bâton posé sur l'épaule ; quoiqu'ils n'eussent pour vêtement qu'un caleçon rayé bridant sur les hanches, leurs torses brillants et polis comme du basalte ruisselaient de sueur, et ils hâtaient le pas pour ne pas brûler la plante épaisse de leurs pieds aux dalles chaudes comme le 25 pavé d'une étuve. Les matelots dormaient dans le naos de leurs canges amarrées au quai de briques du fleuve, sûrs que personne ne les éveillerait pour passer sur l'autre rive, au quartier des Memnonia. Au plus haut du ciel tournoyaient des gypaètes dont le silence général permettait d'entendre le piaulement aigu, qui, à un 30 autre moment du jour, se fût perdu dans la rumeur de la cité. Sur les corniches des monuments, deux ou trois ibis, une patte repliée sous le ventre, le bec enfoui dans le jabot, semblaient méditer profondément, et dessinaient leur silhouette grêle sur le bleu calciné et blanchissant qui leur servait de fond. 35 Cependant tout ne dormait pas dans =Thèbes ; des murs d'un grand palais, dont l'entablement orné de palmettes traçait sa longue ligne droite sur le ciel enflammé, sortait comme un vague murmure de musique... La moissonneuse-batteuse. Pendant des millénaires c'est à la faucille que les paysans ont coupé leur blé. Le développement de l'industrie au 191 siècle a permis la mécanisation progressive de l'agriculture : les bo:ufs ou mulets ont tiré des machines qui sectionnaient les tiges avec une barre armée d'une série de lames d'acier, liaient les gerbes... Maintenant la moissonneuse-batteuse dépique elle-même dans le champ. « Nous ne pouvions voir encore la moissonneuse-batteuse, mais sa puissante présence s'affirmait davantage à mesure que nous avancions le long du sentier. Une traînée de poussière flottait au-dessus du champ invisible, une sorte d'haleine lourde, traversée par la lumière éclatante du jour, et qui allait et venait, signalant la progression de la machine sur la glèbe. Tous les moissonneurs redoutent cette cendre végétale qui les enveloppe durant le travail. Elle vient du monde infini des molécules arrachées à la terre, des débris impondérables s'échap- pant des tiges fauchées, des épis saisis, décortiqués, des pailles aplaties, liées, de toutes les herbes folles et graineuses happées en même temps que les blés et qui éclatent, broyées et rejetées hors des trémies de la mécanique en mouvement, qui n'arrête pas de manger à sa faim gigantesque. Arrivés sur le plateau, nous découvrions maintenant le champ du Paradis, la moissonneuse-batteuse l'avait déjà à moitié dépouilvirait lé. La lourde masse attaquant une nouvelle rangée de céréales. Elle se présentait de front devant l'épaisse ligne de blé, prête à l'abattre. Arrêtée un instant, elle paraissait hésiter à entrer dans cette masse tigeuse, immobile et rigide. La barre de coupe, relevée, montrait ses dents d'acier poli. Le fils de Lanneluc enclencha le mouvement. A nouveau, la double scie articulée s'abaissa, disparut dans les tiges d'or pâle, et la course dévorante reprit. Le blé tranché tombait sans bruit, implacablement. Ce ne fut qu'en nous approchant que nous pûmes percevoir la plainte étouffée des hampes saisies, sous le cliquetis des rouages. Et je voyais dans le lent tournoiement des cylindres les épis monter dans le batteur où ils éclataient contre une grille, abandonnant leurs grains, aussitôt triés, vannés, épuisés par toute une machinerie 1 précise. Une pluie incessante et sonore vibrait contre les minces parois de tôle qui l'enfermaient. La paille, balayée par le souffle du ventilateur, jaillissait au-dehors, derrière la moissonneuse-batteuse qui la dégorgeait par paquets denses et liés, rebondissant au toucher de la terre, avant de s'immobiliser de place en place. Lors de la moisson, l'homme obéit et sert la machine. Il s'agit de ne pas retarder sa marche inexorable, arrêter son effort enchaîné. Il n'est plus le temps où seize hommes entouraient une batteuse, entraînée par une locomobile, fixée sur une aire par d'énormes coins de bois glissés sous les roues de fer. Alors, malgré la besogne pressante, on prenait parfois le temps de souffler, de Feu en Haute-Provence =JeanGiono, écrivain du =XXe siècle nous a fait redécouvrir la =Haute-Provence. Pour lui « les vraies richesses » naissent de la Terre, de la Nature, de la civilisation des villes. Mais parfois les éléments hostiles se déchaînent... « La bête souple du feu a bondi d'entre les bruyères comme sonnaient les coups de trois heures du matin. Elle était à ce moment-là dans les pinèdes à faire le diable à quatre. Sur l'instant, on a cru pouvoir la maîtriser sans trop de dégâts, mais elle a rué si dru, tout le jour et une partie de la nuit suivante, qu'elle a rompu les bras et fatigué les cervelles de tous les gars. Comme l'aube pointait, ils l'ont vue, plus robuste et plus joyeuse que jamais qui tordait parmi les collines son large corps pareil à un torrent. C'était trop tard. Depuis qu'elle a poussé sa tête rouge à travers les bois et les landes, son ventre de flammes suit ; sa queue, derrière elle, bat les braises et les cendres. Elle rampe, elle saute, elle avance. Un coup de griffe à droite, un à gauche ; ici elle éventre une chênaie ; là elle dévore d'un seul claquement de gueule vingt chênes blancs et trois pompons de pins ; le dard de sa langue tâte le vent pour prendre la direction. On dirait qu'elle sait où elle va... qLes buissons se sont défendus un moment en jurant, puis la flamme s'est dressée sur eux, et elle les a écrasés sous ses pieds bleus. Elle a dansé en criant de joie ; mais en dansant, la rusée, elle est allée à petits pas jusqu'aux genévriers, là-bas, qui ne se sont pas seulement défendus. En moins de rien ils ont été couchés, et ils criaient encore qu'elle, en terrain plat et libre, bondissait à travers l'herbe... Ses muscles roux se tordent ; sa grande haleine creuse un trou brûlant dans le ciel. La flamme saute comme si elle voulait uitter la terre pour toujours ; à travers son cors aminci on peut voir toute la colline brûlée. Cherchez dans le texte tous les mots (noms, adjectifs, verbes) qu'on emploie généralement pour les animaux et qui ici, servent à décrire le feu. Relevez les détails qui montrent « la bête » faisant « le diable à quatre Mais juste à ce moment, le jars avait compris ce qu'il fallait 40 faire pour s'élever du sol. Il ne put s'arrêter pour secouer le gamin, et celui-ci-fût emporté dans l'air. Il fut enlevé avec une rapidité qui lui donna le vertige. Avant d'avoir pensé à lâcher prise, il se trouva si haut qu'il se serait tué s'i était tombé à terre. 45 Il n'avait plus qu'à essayer de se hisser sur le dos de l'oie. Il y parvint, mais avec beaucoup de peine. Il n'était pas facile non plus de se maintenir sur le dos lisse et glissant, entre les deux ailes battantes. Il dut plonger ses deux mains dans les plumes et le duvet pour ne pas être précipité. Un long moment, le gamin eut des 50 vertiges qui l'empêchèrent de se rendre compte de rien. L'air sifflait et le fouettait, les ailes frappaient, les plumes vibraient avec un bruit de tempête. Treize oies volaient autour de lui. Toutes caquetaient et battaient des ailes. Les yeux éblouis, les oreilles assourdies, il ne savait si elles volaient haut ou bas ni quel était le but du voyage. 55 Enfin il se ressaisit, et comprit qu'il devait tâcher de savoir où on le conduisait. Mais comment aurait-il le courage de regarder en bas ? Les oies sauvages ne volaient pas très haut, car leur nouveau compagnon de voyage n'aurait pu respirer un air trop léger. A 60 cause de lui elles volaient aussi moins vite qu'à l'ordinaire. Enfin le gamin eut l'audace de jeter un regard au-dessous de lui. Il fut surpris de voir étendue là-bas comme une grande nappe, divisée en une infinité de grands et de petits carreaux. « Où pouvons-nous bien être ? », se demanda-t-il. 65 Il regarda encore. Rien que des carreaux. Il y en avait d'étroits et longs ; quelques-uns étaient de biais, mais surtout l'ceil rencon- trait des angles et des bords droits. Rien de rond, aucune courbe. « Qu'est-ce donc que cette grande pièce d'étoffe à carreaux ? », grommela-t-il, sans attendre de réponse. 70 Mais les oies sauvages qui volaient autour de lui crièrent immédiatement : « Des champs et des prés. Des champs et des prés ». Il comprit alors que l'étoffe à carreaux était la plaine de Scanie qu'on traversait. Et il comprit aussi pourquoi elle 75 semblait si bariolée. Les carreaux vert tendre, il les reconnut d'abord : c'étaient les champs de seigle ensemencés l'automne précédent et restés verts sous la neige. Les carreaux gris jaunâtre étaient des chaumes où en été il y avait eu du blé, les carreaux bruns, d'anciens champs de trèfle, les noirs, des champs de 80 betteraves dépouillés et nus ou bien de terres en friches. Les carreaux bruns bordés de jaune étaient certainement des bois de hêtres, car dans ces bois les grands arbres du milieu se dépouillent en hiver tandis que les jeunes arbrisseaux de la lisière gardent jusqu'au printemps leurs feuilles jaunes et desséchées. Il y avait 85 aussi des carreaux foncés avec quelque chose de gris au milieu c'étaient les grosses fermes aux toits de chaume noircis entourant des cours pavées. D'autres carreaux encore étaient verts au milieu avec une bordure brune : c'étaient des jardins où les pelouses « Sérieuse, et le menton levé, elle me demanda - Quel est le chemin qui mène aux Bellons ? Je lui montrai de la main, au bout du vallon, la patte d'oie de trois sentiers, et je dis - C'est celui de droite. - Merci... J'en étais à la moitié de ma première grappe lorsqu'à travers la haie, je vis le bouquet qui revenait vers moi. Délibérément, je lui tournai le dos, et je continuai ma picorée. Je l'entendis traverser la haie, puis elle appela 10 - Psstt... Je ne bougeai pas. Elle recommença. - Psstt ! Psstt ! Je me retournai. 15 - C'est vous qui faites ce bruit ? - Je vous appelle ! dit-elle, sur un ton assez vif. -- Vous n'avez pas trouvé le chemin ? Elle me répondit, indignée - Vous savez bien qu'il est barré par d'énormes toiles 20 d'araignées ! Il y en a au moins quatre ou cinq, et la plus grosse a voulu me sauter à la figure - Vous n'avez qu'à contourner les toiles. Le vallon est assez large pour ça ! - Oui, mais il faudrait marcher dans ces hautes herbes (elle 25 désignait les fenouils) et ça serait encore plus dangereux ! Tai vu courir un animal énorme, qui était long et vert Elle me regardait d'un air plein de reproches comme si î étais le responsable de la sécurité de ces territoires. Je compris qu'elle avait vu un limbert, mais parce qu'elle m'agaçait, je dis, d'un air30 tout à fait naturel - Ce doit être un serpent. Ici, c'est le vallon des serpents. Il se nourrissent de rats ; et comme il y a beaucoup de rats, ça fait qu'il y a beaucoup de serpents. D'un air soupçonneux, elle conclut 35 - Ce n'est pas vrai ! Vous dites ça pour m'effrayer Mais elle regardait dans l'herbe de tous côtés. Je repris - Il n'y a pas de quoi avoir peur, parce que ce sont des couleuvres. C'est froid, mais ça n'a pas de poison. Il n'y a qu'à C 'était une fille de mon âge, mais qui ne ressemblait en rien à celles que j'avais connues. Sur de longues boucles d'un noir brillant, elle portait une couronne de coquelicots, et elle serrait sur son coeur une brassée de blanches clématites', mêlées d'iris des collines et de longues 5 digitales roses. Immobile et silencieuse, elle me regardait toute pâle ; ses yeux étaient immenses, et violets comme ses iris. Elle ne paraissait ni effrayée ni surprise, mais elle ne souriait pas, et elle ne disait rien, aussi mystérieuse qu'une fée dans un tableau. 10 Je fis un pas vers elle : elle sauta légèrement sur le tapis de thym. Elle n'était pas plus grande que moi, et je vis que ce n'était pas une fée, car elle avait aux pieds des sandales blanches et bleues comme les miennes. Sérieuse, et le menton levé, elle me demanda : 15 « Quel est le chemin qui mène aux Bellons? » Elle avait une jolie voix, toute claire, une espèce d'accent Amuffl pointuz, comme les vendeuses des Nouvelles Galeries, et ses larges yeux étaient rigoureusement pareils. Je répondis aussitôt : 20 « Tu t'es perdue? » Elle fit un pas en arrière, en me regardant à travers ses fleurs. « Oui, dit-elle, je me suis perdue, mais ce n'est pas une raison pour me tutoyer. Je ne suis pas une paysanne. » Je la trouvai bien prétentieuse, et j'en conclus qu'elle était riche, 25 ce qui me parut confirmé par la propreté et l'éclat de ses vêtements. Ses chaussettes blanches étaient bien tirées, sa robe bleue brillait comme du satin, et je vis, à travers ses fleurs, qu'elle portait autour du cou une petite chaîne d'or qui soutenait une médaille. « Eh bien, dit-elle, de quel côté? » 30 Je lui montrai de la main, au bout du vallon, la patte d'oie3 de trois sentiers, et je dis « C'est celui de droite. =Akroud est parti à travers le désert pour prouver à son père qu'il est un homme... L'après-midi du deuxième jour, il continua à marcher, déplacer vers l'avant un corps qui n'était plus que douleurs. Les deux chiens tiraient sur leurs longes', comme pressés de se débarrasser de ce fantôme d'homme, maigre déjà au point de ne plus avoir d'ombre. Quand ils commencèrent à japper et que la tension des longes se fit plus forte à son poignet, Akroud ouvrit les yeux à la brûlure 5 du soleil... Une éternité qu'il avançait ainsi les yeux fermés, mort-vivant dans un monde oublié. Alors il vit. Seigneur Dieu! Rien qu'un arbre au tronc tour- menté et deux branches sans feuilles comme plantées haut dans le ciel... Là où l'arbre a pu pousser... L'eau!... L'eau à quelques pas... La Vie. - =Aralaaaaa ! . Un déchirement de toute sa chair et qui avait voulu être un cri. L'eau! ... Déjà il ressentait dans la bouche une fraîcheur fade et salée à la fois. Quand ils virent l'Homme Bleu accroupi devant ce qui ne pouvait être que 15 l'ouverture du puits, les deux sloughis' commencèrent un long frisson qui res- semblait à un tremblement. =Akroud engagea une flèche dans la corde de son arc. L'Homme peut être une bête pour l'Homme et tuer pour quelques gorgées d'eau... L'Homme Bleu avait toujours méprisé les petits hommes et rien n'était moins sûr que de le voir 20 partager l'eau avec =Akroud. Pas de réponse. Pas même le soubresaut' qui aurait dû marquer la surprise. Le garçon s'approcha, hésita un peu avant de poser la main sur l'épaule de l'homme penché au-dessus du trou sombre. 25 - Je suis =Akroud. - Et il ajouta : - Fils =d'Akroud. Alors seulement il envoya l'extrémité de ses doigts heurter l'omoplate du =Targui'. 30 Comme en un rêve, l'homme bascula en avant, parut s'immobiliser au-dessus du gouffre, comme retenu par une main invisible, puis disparut brutalement. Il y eut presque le temps d'une éternité avant =qu'Akroud l'entende s'écraser plus bas. Ce jour-là, les gros nuages du nord, les nuages gris chargés de cette pluie mousseuse avaient disparu, et le ciel bleu se déployait au-dessus de la terre blanche sur qui le soleil levant jetait des reflets d'argent. =Césaire regardait devant lui, par la fenêtre, sans penser à rien, 5 heureux. La porte s'ouvrit, deux femmes entrèrent, des paysannes endi- manchées, la tante et la cousine du marié, puis trois hommes, ses cousins, puis une voisine. Ils s'assirent sur des chaises, et ils demeurèrent immobiles et silencieux, les femmes d'un côté de la cuisine, 10 les hommes de l'autre, saisis soudain de timidité, de cette tristesse embarrassée' qui prend les gens assemblés pour une cérémonie. Un des cousins demanda bientôt « C'est-il point l'heure? » Césaire répondit 15 « Je crais ben que oui. - Allons, en route », dit un autre. Ils se levèrent. Alors =Césaire, qu'une inquiétude venait d'enva- hir, grimpa l'échelle du grenier pour voir si son père était prêt. Le vieux, toujours matinal d'ordinaire, n'avait point encore paru. Son 20 fils le trouva sur sa paillasse, roulé dans sa couverture, les yeux ouverts, et l'air méchant. Il lui cria dans le tympan « Allons, mon pé, levez-vous. V'là J'moment d'la noce. » Le sourd murmura d'une voix dolente : 25 « J' peux pu. J'ai quasiment eune froidure qui m'a g'lé l' dos. J' peux pu r'muer. » Le jeune homme, atterré, le regardait, devinant sa ruse. « Allons, pé, faut vous y forcer. - J' peux point. 30 - Tenez, j'vas vous aider. » Et il se pencha vers le vieillard, déroula sa couverture, le prit par les bras et le souleva. Mais le père Amable se mit à gémir « Hou! hou ! hou ! qué misère ! hou, hou, j'peux point. l'ai l'dos noué. C'est que'que vent qu'aura coulé par çu maudit toit. »35 Césaire comprit qu'il ne réussirait pas, et furieux pour la première fois de sa vie contre son père, il lui cria « Eh ben, vous n'dînerez point, puisque j' faisons le r'pas à l'auberge à =Polyte. Ça vous apprendra à faire le têtu. » Et il dégringola l'échelle, puis se mit en route, suivi de ses parents 40 et invités. L'ambition du marmiton =Gauwain =FrançoisGauwain est né dans une famille pauvre. Cependant, il désire devenir riche. Pour cela, il a réussi à se faire engager comme marmiton au palais du roi. Il faut bien un début à tout... Autour de la table des cuisiniers, il apprend une grande nouvelle... uand les courtisans, chambellans', fonctionnaires, magistrats, pages et invités quittaient la salle des festins pour aller prendre le café dans le jardin, c'était le tour des domestitiques de déjeuner et, en déjeunant, ils causaient de tout ce qui se disait et se faisait au palais. =François écoutait et apprenait : il apprit, 5 en écoutant, que le roi avait trois filles et que les deux aînées étant mariées à des princes riches, mais paresseux et dépensiers, la troisième avait juré qu'elle n'épouserait qu'un jeune homme de métier, très courageux et très capable, tant elle s'était dégoûtée des fainéants en voyant ses beaux-frères. Si bien qu'un jour =François dit : 10 « Je voudrais épouser la fille du roi, la jeune! » Comme de juste, toute la tablée se mit à rire; on croyait qu'il plaisantait, car un marmiton n'épouse pas une princesse; ça ne se fait pas. Le chef rit le premier et on l'imita. Il rit tant qu'il avala son vin 15 de travers et toussa douze minutes; une servante lâcha l'os de pintade qu'elle rongeait, pour rire à son aise; un marmiton avala une arête de saumon et un autre qui, à ce moment-là, cherchait à pêcher du foie gras dans un pâté grand comme une tonne, tomba la tête en bas dans la croûte. On le sortit du pâté tout sali par la gélatine 20 et le hachis. François rougissait parce qu'on le regardait; les uns et les autres s'essuyaient la bouche et recommençaient à manger; néanmoins Gauwain se disait « J'épouserai la fille du roi ! » 25 =JonathanleGoéland Durant les quelques jours suivants, =Jonathan s'efforça de se comporter à l'instar' des autres goélands. Il s'y efforça vraiment, criant et se battant avec ses congénères autour des quais et des bateaux de pêche, plongeant pour attraper des déchets de poisson et des croûtons de pain. Mais 5 le coeur n'y était pas. Cela ne rime à rien, se disait-il, abandonnant délibérément un anchois durement gagné à un vieux goéland affamé qui lui donnait la chasse. Dire que je pourrais consacrer toutes ces heures à apprendre à voler. il y a tant et tant à apprendre ! » 10 Il ne fallut donc pas longtemps à =JonathanleGoéland pour se retrouver à nouveau seul en pleine mer, occupé à apprendre, affamé, mais heureux. L'objet de son étude était maintenant la vitesse et, en une semaine d'entraînement, il apprit plus sur la vitesse que n'en savait le plus 15 rapide des goélands vivants. Battant des ailes de toutes ses forces, à une hauteur de trois cents mètres il se retournait pour piquer à tombeau ouvert' vers les vagues, et il comprit alors pourquoi les goélands s'abstiennent de s'engager dans des piqués prolongés. En moins de sept secondes il atteignait les cent dix kilomètres à 20 l'heure, vitesse à laquelle les ailes des =goélands deviennent instables. Et à chaque fois la même mésaventure lui advenait. Quelque soin qu'il prît à mettre en jeu dans cet exercice toutes ses facultés, il perdait aux vitesses élevées tout contrôle sur ses mouvements. ... Grimper à trois cents mètres. Accélérer d'abord à l'horizontale, tout droit, à pleine puissance de ses muscles, puis piquer par l'avant, ailes battantes, à la verticale... Alors invariablement son aile gauche décrochait au sommet d'un battement, il roulait bruta- lement vers la gauche puis, pour retrouver son équilibre, essayait de tendre l'aile droite, et c'était alors de ce côté que se déclenchait 30 une vrille6 folle. Il ne parvenait pas à maîtriser son coup d'aile ascendant. Dix fois il s'y essaya, et dix fois, à l'instant où il dépassait les cent « Rien ne sert de courir » Le jeune Lucien doit écrire une rédaction dont le sujet ne l'inspire pas. Il s'agit d'expliquer le proverbe : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » Devant ses difficultés, son père décide de l'aider... - Allons, commanda =MJacotin, écris. A moitié endormi, Lucien sursauta et prit son porte-plume. - Ma parole, tu dormais? - Oh! non. Je réfléchissais. Je réfléchissais au proverbe. Mais je n'ai rien trouvé. 5 Le père eut un petit rire indulgent, puis son regard devint fixe et, lentement, il se mit à dicter ` - Par ce splendide après-midi d'un dimanche d'été, virgule, quels sont donc ces jolis objets verts à la forme allongée, virgule, qui frap- pent nos regards? On dirait de loin qu'ils sont munis de longs bras, 10 mais ces bras ne sont autre chose que des rames et les objets verts sont en réalité deux canots de course qui se balancent mollement au gré des flots de la Marne. Lucien, pris d'une vague anxiété, osa lever la tête et eut un regard un peu effaré. Mais son père ne le voyait pas. [...] La bouche entrouverte, les yeux mi-clos, il surveillait ses rameurs et les rassemblait dans le champ de sa pensée. A tâtons, il avança la main vers le porteplume de son fils. - Donne. Je vais écrire moi-même. C'est plus commode que de dicter. 20 Fiévreux, il se mit à écrire d'une plume abondante. Les idées et les mots lui venaient facilement, dans un ordre commode et pourtant exaltant', qui l'inclinait au lyrismeIl se sentait riche, maître d'un domaine magnifique et fleuri. Lucien regarda un moment, non sans un reste d'appréhension, courir sur son cahier de brouillon la plume inspirée et finit par s'endormir sur la table. A onze heures, son père le réveilla et lui tendit le cahier. - Et maintenant, tu vas me recopier ça posément. J'attends que tu aies fini pour relire. Tâche de mettre la ponctuation, surtout. - Il est tard, fit observer Lucien. Je ferais peut-être mieux de 30 me lever demain matin de bonne heure? Ce jour-là allait m'apporter une joie et une terreur. La joie fut de rencontrer une nouvelle sorte d'oiseau, un très joli oiseau que les Anglais appellent « white Tailet Tropic bird », ce que l'on traduirait mot à mot par « blanche-queue des tropiques », et que nous appelons en France un « paille-cul ». Imaginez-vous 5 une colombe blanche au bec noir, à la queue prolongée d'une aigrette. L'air impertinent, elle se sert de cette aigrette comme gouvernail de profondeur. Je me précipitai sur the raft book, le livre à l'usage des naufragés que je possédais, et lus que la rencontre de cet oiseau ne prouvait pas que l'on était forcément près de la terre; 10 mais comme il ne pourrait venir que de la côte américaine, car il est absolument inconnu sur le vieux continent, c'était bon signe. Pour la première fois, j'avais la certitude de rencontrer un oiseau qui venait du continent vers lequel je me dirigeais. J'allais être pris d'une terreur sans nom vers deux heures de 15 l'après-midi. Tout à coup, alors que je lisais paisiblement mon Eschyle', un violent choc se produisit sur mon aviron-gouvernail « Tiens, encore un requin », pensai-je, et je me retournai. D'aperçus alors un espadon2 de grande taille qui paraissait d'humeur méchante. A six mètres environ, en colère, la nageoire dorsale hérissée, il me suivait, et c'est en faisant des feintes autour de mon bateau qu'il avait cogné mon gouvernail. Vraiment, je connus alors un combattant. Si je l'avais seulement blessé, il prendrait du large, reviendrait m'attaquer, et c'en serait fini de l'Hérétique! De plus, comme je préparais mon harpon', un peu précipitamment, un faux =vement le fit tomber à la mer. C'était le dernier. Me voilà désarmé. Fixant alors mon couteau de poche sur mon fusil sous-marin, je me fais une baïonnette de fortune, décidé à défendre chèrement ma vie, si l'attaque se produit. Les babouches d'Aboukassem C e livre s'appelait Les babouches d'Aboukassem. Aboukas- sem, c'était celui-là, avec son turban, sa barbe, son cafetan', sa large ceinture, toujours en train de discuter au marché strié d'ombres et de lumières crues, un souk. A part les pages à gravures, le reste était rempli de gros caractères. Mademoiselle me dit au bout de quelques jours - Si tu veux apprendre à lire, tu pourras lire ce livre-là et connaître l'histoire qu'il raconte. - Oui ! Je veux apprendre à lire! Le lendemain matin, nous commencions. Le fameux livre, Les babouches d'Aboukassem, était là sur la table, mais ce n'est pas lui que Mademoiselle ouvrait. C'était un autre, petit et tout plat, recouvert en papier bleu avec une étiquette collée, blanche, rectangulaire, bordée de deux traits bleus comme un col marin bleu l'est de galons blancs. Sur l'étiquette, de l'écriture de Mademoiselle, le i s mot qu'elle me dit être « Françoise ». - C'est ton livre de classe : La méthode de lecture. C'était comme ça qu'on apprenait à lire. Elle l'ouvrait à la première page. Il s'ouvrait très à plat, ce livre mince, on n'avait pas besoin de le tenir ouvert, comme Les babouches d'Aboukassem qui se refermait si on ne le tenait pas des deux mains. Il y avait des signes tout seuls, « des lettres », disait Mademoiselle. [...] Il y avait les voyelles et les consonnes, celles qui n'avaient pas de son, si on ne les assemblait pas à une voyelle, et puis les diphtongues et puis... les attrapes. Ça, les attrapes, c'était les signes qu'on oublie, les accents, les trémas, les points, les apostrophes, les tirets, les cédilles, les virgules et tous ces signes qu'on oublie de mettre, Les trésors de l'oncle Henri Olivier est un petit garçon orphelin qui a été recueilli par son oncle et sa tante. Un beau jour, il pénètre, avec son cousin Marceau, dans le bureau de son oncle... cinq heures, Marceau prépara le thé. Il dégota une boîte de métal pleine de petits-beurre qu'ils grignotèrent. Puis Lwe ils pénétrèrent dans le bureau de l'oncle Henri. [...] Ce jour-là, Olivier découvrit de lui des images insoupçonnées. Marceau ouvrit la porte d'un placard. Là se trouvaient de nombreux livres, mais ils n'étaient pas reliés, et leurs dos étaient souvent éclatés. Quelques-uns, posés à plat, montraient des couvertures bariolées. On trouvait aussi de minces brochures', imprimées sur mauvais papier et qui avaient l'apparence de romans-feuilletons2, comme on en lisait rue Labat 10 « Regarde ce qu'il lit. Il s'enferme sous prétexte de travail et il bouquine. Des romans populaires. Des romans détectives. Des illustrés. Il y a de tout. La cape et l'épée. L'aventure. Le mystère. Je lui en ai souvent fauché... - Ah? » fit Olivier intéressé. [...] 15 « Je parie que le bouquin de Maurois le barbe, dit =Marceau. Ma mère a une haute idée du littéraire. Il lui faut de l'élevé, du quipense, du grand genre, quoi ! Alors, pour pas avoir d'histoires, mon père lit du roman à la mode. Et dès qu'il est seul, ni vu ni connu, en avant Jean de =LaHire et Paul =d'Ivoi. » 20 Olivier qui ne saisissait pas très bien les différences entre les genres' écoutait, incrédule, mais quand =Marceau ajouta : « Des dm illustrés, je t'en passerai », il se sentit très satisfait. « Les illustrés, c'est chouette. Moi, je lisais Cri-Cri et L'Épatant. - Moi, je ne lis plus ça, confia Marceau, et il ajouta comme un secret : Moi, je lis les poètes ! - Je connais, dit Olivier, c'est quand ça rime. - Mais non ! Pas forcément. Enfin, je t'expliquerai. » Il ajouta en prenant un air supérieur « Il faut que je fasse ton éducation. » 30