&&000 FRANCE—6TH GRADE-1930S FR-6TH-30S.TXT TWO large independent samples for this GRADE AND DECADE (As a text of comparability) This is the first Containing samples from ISTRA; COLIN; & HACHETTE (N=37 WHOLE PAGES) Last editing: 19 May 2005 &&111 Nous y entrâmes, non sans soupçon; mais comment faire? Là, nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita. Mon jeune homme ne se fit pas prier; nous voilà mangeant et buvant, lui du moins, car pour moi j'examinais le lieu et là mine de nos hôtes. - Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers ; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal; ce n'étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux et coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade, au contraire : il était de la famille, il riait, il causait avec eux; et, par une imprudence que j'aurais dû prévoir (mais quoi! s'il était écrit), il dit d'abord d'où nous venions, où nous allions, qui nous étions. =Français, imaginez un peul chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain. Et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche, promit à ces gens, pour la dépense et pour nos guides du. lendemain, ce qu'ils voulurent. Enfin il parla de sa valise, priant fort qu'on en eût grand soin, qu'on la mît au chevet de son lit; il ne voulait point, disait-il, d'autre traversin. Ah l jeunesse, jeunesse l que votre âge est à plaindre Cousine, on crut que nous portions les diamants de la couronne. Ce qu'il y avait qui lui causait tant de soucis, dans cette valise, c'étaient les lettres de sa fiancée. - Le souper fini, on nous laisse; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute, où nous avions mangé. Une soupente élevée de sept à huit pieds, où l'on montait par une échelle; espèce de nid dans lequel on s'introduisait en rampant sous les solives chargées de provisions pour toute l'année. - Mon camarade y grimpa seul et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise. Moi, déterminé à veiller, je fis bon feu et m'assis auprès! La nuit s'était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer quand, sur l'heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j'entendis audessous de moi notre hôte et sa femme parier et se disputer; et, prêtant l'oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d'en bas, je disdnguài parfaitement ces propres mots du mari : « Eh bien! enfin, voyons, faut-il les tuer tous les deux?» À quoi la femme répondit : « Oui! » Et je n'entendis plus rien. Tout fourmille d'abeilles et d'oiseaux; les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en =Grèce; la figue mûrit comme en Provence; chaque pommier, avec ses fleurs carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village. - Entre la mer et la terre s'étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments : l'alouette de champ y vole avec l'alouette marine; la charrue et la barque, à un jet de pierre l'une de l'autre, sillonnent la terre et l'eau. Le navigateur et le berger s'empruntent mutuellement leur langue : le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d'une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la =Méditerranée j'ai vu un bas-relief représentant les =Néréides attachant des festons au bas de la robe de: =Cérès. - Mais ce qu'il faut admirer en Bretagne, c'est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer. Établie par` Dieu gouvernante de l'abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil; mais comme lui, elle ne se retire pas solitaire; un cortège d'étoiles l'accompagne. A mesure que, sur mon, rivage natal, elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu'elle communique à la mer; bientôt elle tombe à l'horizon, l'intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s'assoupit. s'incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite. semblent s'arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n'est -pas plutôt couchée, qu'un souffle venant du large brise l'image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité. - =Marcelle resta plongée dans une sorte de ravissement et sans le petit Édouard qui courait comme un faon échappé, avide d'imprimer le premier la trace de ses pieds mignons sur les sables fraîchement déposés au rivage, elle se fût oubliée longtemps. Mais la crainte de le voir tomber dans l'eau réveilla sa sollicitude; et, s'attachant à ses pas, courant après lui, et s'enfonçant de plus en plus dans ce désert enchanté, elle croyait faire un de ces rêves où la nature nous apparaît si complète dans sa beauté, qu'on peut dire avoir vu parfois, en songe, le paradis terrestre. - Enfin le meunier et sa mère se montrèrent sur l'autre rive, l'un jetant l'épervier et pêchant des truites, l'autre trayant la vache. « Ah! ah! ma petite dame, déjà levée! dit le farinier; voyez, nous nous occupons de vous. Voilà la vieille mère qui se tourmente de n'avoir rien de bon à vous servir; mais moi je dis que vous vous contenterez de notre bon caeur. Nous ne sommes ni cuisiniers, ni aubergistes, mais quand on a bon appétit d'un côté et bonne volonté de l'autre. - Vous me traitez cent fois trop bien, mes braves gens, répondit =Marcelle se hasardant sur la planche qui servait de pont, avec =Édouard dans ses bras, pour aller les rejoindre; jamais je n'ai vu une si bonne nuit, jamais je n'ai vu une aussi belle matinée que chez vous. Les belles truites que vous prenez là, monsieur le meunier! Et vous la mère, le beau lait blanc et crémeux. Vous me gâtez et je ne sais comment vous remercier. - Nous sommes assez remerciés si vous êtes contente, dit la vieille en souriant. Nous ne voyons jamais du si beau monde que vous, mais nous voyons bien que vous êtes une personne honnête et sans exigence. Venez à la maison; la galette sera bientôt cuite, et le petit doit aimer les fraises. Nous avons un bout de jardin où il s'amusera à les cueillir luimême. - Vous êtes si bons et votre pays est si beau, que je voudrais passer ma vie ici, dit =Marcelle avec abandon. - Vrai? dit le meunier en souriant avec bonhomie, eh ! si le cceur vous en dit l Vous voyez bien, mère, que notre pays n'est pas si laid que vous croyez. Quand je vous dis, moi, qu'une personne riche pourrait s'y trouver bien! » et l'extrême propreté des engins leur donnait une apparence plus féroce, comme si ces poignées qui brûlaient, à leur contact, - même les mains enveloppées d'étoupes, ces pistons incandescents, ces boutons remués avec des crocs de fer, brillaient de tout le feu qu'ils absorbaien. Cà et là, des thermomètres, des manomètres, une boussole, le cadran télégraphique par lequel arrivent les commandements, recevaient la lumière de grosses lampes à réflecteur. Au bout de la chambre aux machines s'enfonçait un petit couloir très sombre. « Ici, la soute au charbon », dit =Blanchet en montrant un trou béant dans le mur. A côté de ce trou il s'en trouvait un autre où un fanal éclairait quelques grabats, des hardes pendues. C'est là que couchaient les chauffeurs. - « Et la chambre de chauffe », ajouta-t-il en poussant une petite porte. Imaginez une longue cave ardente, une allée des catacombes embrasée par le reflet rougeâtre d'une dizaine de fours en pleine combustion. Des hommes presque nus, activant le feu, fouillant les cendriers s'agitaient devant ces brasiers qui congestionnaient leurs faces ruisselantes. Dans la chambre aux machines on étouffait. Ici l'on brûle. - « Voilà votre homme, dit =Blanchet au chef de chauffe en lui présentant Jack. - Il arrive bien, dit l'autre presque sans se retourner, je manque de monde pour les escarbilles. » Et =Jack tout de suite se mit aux escarbilles. Tous les détritus de charbon dont les cendriers se trouvent obstrués, encrassés, sont jetés dans des paniers que l'on monte sur le pont pour les vider dans la mer. Dur métier! les paniers sont lourds, les chelles raides, suffocante la transition de l'air pur à l'étouffent du gouffre. Au troisième voyage, =Jack sentait ses jambes ondre sous lui. Incapable même de soulever son panier, il stait là, anéanti, moite d'une sueur qui lui enlevait tout sort, quand l'un des chauffeurs, le voyant dans cet état, a prendre un large flacon d'eau-de-vie et le lui présentai Il Non, merci, je n'en bois pas, dit =Jack. » L'autre se mit à rire : « Tu en boiras, dit-il. – Jamais, » =Jack, et, se raidissant par un sursaut de sa volonté bien plus l'effort de tous ses muscles, il chargea la lourde sur son dos et la monta courageusement. Il dit encore a =Gourville « La tête me tourne; il y a douze nuits que je n'ai dormi aidez-moi à donner des ordres. » Gourville le soulagea en ce qu'il put. Ce rôti qui avait manqué, non pas à la table du Roi mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à la tête. =Gourville le dit à Monsieur le prince. Monsieur le Prince alla jusque dans sa chambre et lui dit : - . « Vatel, tout va bien, rien n'était si beau que le souper du Roi. Il répondit : « Monseigneur, votre bonté m'achève : je sais que le rôti a manqué à deux tables. - Point du tout, » dit Monsieur le Prince, « ne vous fâchez point, tout va bien. » - La nuit vint : le feu d'artifice ne réussit pas, il fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée; il lui demande « Est-ce-là tout? » Il lui dit : « Oui, Monsieur. » Il ne savait pas que Gourville avait envoyé à tous les ports de mer. Il attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne viennent point; sa tête s'échauffait, il croit qu'il n'aura point d'autre marée. Il trouve Gourville et lui dit : « Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront-ci; j'ai de l'honneur et de la réputation à perdre. » Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cour; mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna deux qui n'étaient point ortels : il tombe mort. La marée, cependant, arrive de tous côtés; on cherche Vatel pour la distribuer; on va à sa chambre, on`heurte, on enfonce 1a porte; on le trouve noyé dans son sang. On court à Monsieur Prince, qui fut au désespoir. Monsieur le Duc pleura. Monsieur le Prince le dit au Roi fort tristement : on dit que était à force d'avoir de l'honneur à sa manière; on le loua on loua et blâma son courage Les chars des dieux et des déesses sont composés de quatre solives encadrées et suspendues à une grosse corde en forme d'escarpolette; entre ces solives est une planche en travers sur laquelle le dieu s'assied, et sur le devant pend un morceau de grosse toile barbouillée, qui sert de nuage à ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine l'illumination de deux ou trois chandelles puantes et mal mouchées, qui, tandis que le personnage se démène et crie en branlant dans son escarpo- lette, l'enfument tout à son aise : encens digne de la divinité. - Comme les chars sont la partie la plus considérable des machines de l'Opéra, sur celle-là vous pouvez juger des autres. La mer agitée est composée de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu, qu'on enfile à des branches parallèles, et qu'on fait tourner par des polissons. Le tonnerre est une lourde charrette qu'on promène sur le cintre, et qui n'est pas le moins touchant instrument de cette agréable musique. Les éclairs se font avec des pincées de poix-résine qu'on projette sur un flambeau; la foudre est un pétard au bout d'une fusée. Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui, s'ouvrant au besoin, annoncent que les démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s'élever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de, vrais ramoneurs, qui branlent en l'air suspendus à des cordes, jusqu'à ce qu'ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j'ai parlé. Mais ce qu'il y a de réellement tragique, c'est quand les cordes sont mal conduites ou viennent à rompre, car alors les esprits infernaux et les dieux immortels tombent, s'estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promènent d'un air menaçant sur le théâtre et font voir à l'Opéra les =Tentations de =Sain-Antoine. Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de =Savoyard, qui n'a pas l'esprit de faire la bête. - Mais ce dont vous ne sauriez avoir l'idée, ce sont les affreux, les longs mugissements dont retentit le théâtre durant la représentation. On voit les actrices, presque en Une veillée en =Lorraine. - Sous la grande cheminée lorraine, 'dont le manteau était si élevé qu'un homme aurait pu y entrer tout debout, le veilloir était assemblé. Un feu couvait dans l'âtre, un de ces feux d'hiver faits pour durer longtemps, et qu'on entretient avec des marcs de raisin et des tas de chènevottes. Des vieilles au profil anguleux, assises à des rouets, filaient le chanvre, trempaient leurs doigts dans un gobelet d'étain pour mieux saisir le fil qu'elles tiraient des quenouilles chargées d'étoupe. Des enfants se promenaient, portant haut dans l'air des croix de chanvre nu, frêles assemblages qu'un mouvement un peu vif éparpillait sur le sol. Des vieux somnolents fumaient leur pipe en crachant dans les cendres du foyer d'un air songeur, et sur toute cette scène, le '« coupion », un lumignon du temps passé, pendu à la cheminée par une crémaillère de fer, jetait une lumière vacillante qui ne pénétrait pas dans les coins grouillant d'ombres. - Tout à coup, un choc ébranla la vitre. Un enfant, levant sa tête ébouriffée, s'écria joyeusement : ! On va dailler. » -Et il se fit un grand silence, dans l'attente d'une chose mystérieuse. C'est, en effet, une très vieille coutume en =Lorraine, un usage qui vient du passé profond, que d'aller « dailler n le soir aux fenêtres. Et cette coutume se meurt doucement par l'indifférence des générations nouvelles, qui méprisent ces` vieilleries. Antique cérémonie, avec un rituel et des règles, qu'on n'abandonnerait pas une fois qu'on l'a commencée! Mystère bizarre et compliqué, qu'on accomplit avec une sorte de gravité recueillie. - Une voix s'éleva, une voix comiquement déguisée, la personne qui parlait de l'autre côté de la vitre, s'efforçant de ne pas être reconnue. «' Voulez-vous dailler? » Toute la chambrée répondit : « Oui. - Mariez-nous? - Avec grand Charles. - On dirait un échalas! - Avec le fils de la Goton. - Il est trop bête! - Ce fut une revue amusante, une critique pittoresque des mots familiers, des travers et des attitudes de chacun. Encore un usage où l'esprit satirique et la malignité propres au caractère lorrain trouvent leur compte. Rien ne saurait rendre la drôlerie de certaines reparties, la vivacité gaillarde et joliment troussée de certains portraits, esquissés au hasard d'un dialogue rapide, aiguisée de pointes perfides et d'insinuations Charité d'enfant. - A perte de vue, la large route se déroulait, blanche, ouatée d'une poussière fine qui ternissait de teintes grises le feuillage épais des gros ormes et toute la lisière des bois. Elle était déserte, cette route, sans un passant, ni une voiture, agrandie de sa solitude. Jack, au fond du fossé, très activé dans sa recherche par les roulements de l'orage qui approchait, entendit tout à coup près de lui une voix qui criait sur un ton aigu et monotone : « Chapeaux l chapeauxl » et après, sur une note beaucoup plus basse : « Panamas ! panamas! » - C'était un de ces forains qui courent les campagnes, le dos chargé de leur marchandise. Celui-là portait entre ses deux épaules, comme un orgue, un large panier rempli de chapeaux de paille commune, empilés, montant très haut. Il marchait difficilement, péniblement, les jambes cagneuses, les pieds â posés de côté dans de gros souliers jaunes, avec l'air de souffrance d'un blessé. « Chapeaux! chapeauxl » Pour qui continuait-il son cri, ce pauvre diable? Il n'y avait pas une maison en vue. Était-ce pour les bornes immobiles, pour les oiseaux abrités dans le feuillage des ormes, anxieux et craintifs aux approches de l'orage? - Tout en criant, il s'était assis sur un tas de pierres et s'essuyait le front avec sa manche, pendant que =Jack, de l'autre côté de la route, regardait cette vilaine figure, sans âge, terreuse et triste, aux yeux rouges tout clignotants, à la bouche informe, épaisse, couverte d'une barbe jaunâtre et laissant voir des dents pointues, espacées entre elles confine des dents de loupe. Mais ce qui frappait surtout dans cette physionomie, c'était une grande expression de souffrance, la plainte muette de ces deux yeux ternes, de cette bouche lourde, de toute cette face inachevée, monstrueuse, qui semblait un échantillon retrouvé des âges préhistoriques. Le malheureux avait sans doute conscience de sa terrible laideur; car, en voyant en face de lui cet enfant qui le regardait avec un peu d'inquiétude, il lui sourit d'un air aimable. Ce sourire le rendit encore plus laid, mit au bord de sa bouche, de ses yeux, un million de petites rides, tout ce plissement des visages de pauvres que le sourire chiffonne au lieu de les détendre. Mais il avait l'air si bon en riant ainsi, que Jack se rassura tout de suite et continua à arracher son herbe. Lettre à =MBagieu, chirurgien militaire. =Berlin, =19 décembre =1752. - Votre lettre, Monsieur, vos offres touchantes, vos conseils, font sur moi la plus vive impression, et me pénètrent de reconnaissance. Je voudrais partir tout à l'heure, et venir me mettre entre vos mains et dans les bras de ma famille. J'ai apporté à =Berlin environ une vingtaine de dents : il m'en reste à peu près six; j'ai apporté deux yeux : j'en ai presque perdu un; je n'avais point apporté d'érysipèle, et j'en ai gagné un que je ménage beaucoup. Je n'ai pas l'air d'un jeune homme à marier, mais je considère que j'ai vécu près de soixante ans, que =Pascal et =Alexandre n'ont vécu qu'environ la moitié, et que tout le monde n'est pas né pour aller dîner à l'autre bout de Paris, à quatre-vingt-dix-huit ans, comme =Fontenelle. - La nature a donné à ce qu'on appelle mon âme un étui des plus minces et des plus misérables. Cependant, j'ai enterré presque tous nies médecins, et jusqu'à La =Mettrie. Il ne me manque plus que d'enterrer Codénius, médecin du roi de Prusse; mais celui-là a la mine de vivre plus longtemps que moi. Du moins je ne mourrai pas de sa façon. Il me donne quelquefois de longues ordonnances en allemand; je les jette au feu, et je n'en suis pas plus mal. C'est un fort bon homme, il en sait tout autant que les autres; et, quand il voit que mes dents tombent et que je suis attaqué du scorbut, il dit que j'ai une affection scorbutique, - 11 y a ici de grands philosophes qui prétendent qu'on peut vivre aussi longtemps que Mathusalem, en se bouchant tous les pores, et en vivant comme un ver à soie dans sa coque; car nous avons à =Berlin des vers à soie et des beaux esprits transplantés. Je ne sais pas si ces manufactures-là réussiront; tout ce que je sais, c'est que je ne suis point en état de voyager cet hiver. Je me suis fait un printemps avec des poêles; et quand le vrai printemps sera revenu, je compte bien, si je suis en vie, vous apporter mon squelette. Vous le disséquerez si vous voulez. Vous y trouverez un coeur qui palpitera encore des sentiments de reconnaissance et d'attachement que vous lui inspirez. cheveux, blancs comme la neige, flottaient sous un mauvais chapeau rougi par les intempéries des saisons et recousu avec du fil blanc. Ses vêtements de grosse toile, rapetassés en cent endroits, offraient des contrastes de couleurs. C'était une sorte de ruine humaine à laquelle ne manquait aucun des caractères qui rendent des ruines si touchantes. Sa femme, un peu plus adroite qu'il ne l'était, mais également couverte de haillons, coiffée d'un bonnet grossier, portait sur son dos un vase de grès rond et aplati, tenu par une courroie passée dans les anses - Ils levèrent la tête en entendant le pas des chevaux, reconnurent =Benassis et s'arrêtèrent. Ces deux vieillards, l'un perclus à force de travail, l'autre, sa compagne fidèle, également détruite, montrant tous deux des figures dont les traits étaient ejJacés par les rides, la- peau noircie par le soleil et endurcie par les intempéries de l'air, faisaient peine à voir. L'histoire de leur vie n'eût pas été gravée sur leurs physionomies, leur attitude l'aurait fait deviner. Tous deux, ils avaient travaillé sans cesse, et sans cesse souffert ensemble, ayant beaucoup de maux et peu de joies à partager; ils paraissaient s'être accoutumés à leur mauvaise fortune comme le prisonnier s'habitue à sa geôle. En eux, tout était simplesse. Leurs visages ne manquaient pas d'une sorte de gaie franchise. En les examinant bien, leur vie monotone, le loi de tant de pauvres êtres, semblait presque enviable. Il y avait bien chez eux trace de douleur, mais absence de chagrins. - « Eh bien mon brave père =Moreau, vous voulez donc absolument toujours travailler? - Oui, monsieur. Me reposer! ça m'ennuie. Quand je suis au soleil, occupé à défricher, le soleil et l'air me raniment. - Vous voyez, dit =Benassis : il veut mourir la pioche en main, en plein champ, sous le soleil. Ma foi, il a un fier-courage! A force de travailler, le travail est devenu sa vie; mais aussi ne craint-il pas la mort! il. est profondément philosophe sans s'en douter. en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel : et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profound sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. - Restait cette redoutable infanterie de l'armée =d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient. inébranlables au milieu de tout le reste en déroute et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de =Fontaines, qu'on voyait porté dans sa chaise et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime; mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, =Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés; le prince l'a prévenu, les batailtons enfoncés demandent quartier : mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc =d'Enghien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque : leur effroyable décharge met les nôtres en furie; on ne voit plus que carnage; le sang enivre le soldat; jusqu'à ce que le grand prince qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de ardonner. spencer en =1844, c'est, voyez-vous, comme si =Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heuresi - Le spencer fut inventé, comme son nom l'indique, par un lord sans doute vain de sa jolie taille; mais comme les fines tailles sont en minorité, la mode du spencer n'eut en France qu'un succès passager, quoique ce fût une invention anglaise. A la vue du spencer, les gens de quarante à cinquante ans revêtaient par la pensée ce monsieur de bottes à revers, d'une culotte de casimir vert-pistache à noeud de rubans, et se revoyaient dans le costume de leur jeunessel. - Le chapeau mis en arrière découvrait presque tout le front avec cette espèce de crânerie par laquelle les administrateurs. et les pékins essayèrent alors de répondre à celle des militaires. C'était d'ailleurs un horrible chapeau de soie à quatorze francs, aux bords intérieurs duquel de hautes et larges oreilles imprimaient des marques blanchâtres, vainement combattues par la brosse. Le tissu de soie mal appliqué, comme toujours, sur le carton de la forme, se plissait en quelques endroits et semblait être attaqué de lèpre, en dépit de la main qui le pan- sait tous les matins. - Sous ce chapeau, qui paraissait près de tomber, s'étendait une de ces figures falotes et drôlatiques, comme les Chinois seuls en savent inventer pour leurs magots. Ce vaste visage percé comme une écumoire, où les trous produisaient des ombres et refouillé comme un masque romain, démentait toutes les lois de l'anatomie. Le regard n'y sentait point la charpente. Là où le dessin voulait des os, la chair offrait des méplats gélatineux; et là où les figures présentent ordinairement des creux, celle-là se contournait en bosses flasques. Cette face grotesque, écrasée en forme de potiron, attristée par des yeux gris surmontés de deux lignes rouges au lieu de sourcils, était commandée par un nez à la =DonQuichotte, comme une plaine est dominée par un bloc erratique. Ce nez exprime, ainsi que =Cervantès avait dû le remarquer, une disposition native à ce dévouement aux grandes choses qui dégénère en duperie. - Cette laideur, poussée tout -au comique, n'excitait cependant point le rire. La mélancolie excessive qui débordait par les yeux pâles de ce pauvre homme atteignait le moqueur et lui glaçait la plaisanterie sur les lèvres. D'abord très doucement, parce qu'au fond de l'âme il avait tout de même un peu peur que le lion l'entendî, puis, voyant que rien ne venait, il bêla plus fort. » Rien encore! Impatienté. il reprit de plus belle et plusieurs fois de suite : avec tant de puissance que ce chevreau finissait par avoir l'air d'un boeuf. Tout à coup, à quelques pas devant lui, quelque chose de noir et de gigantesque s'abattit. Il se tut. Cela se baissait, flairait la terre, bondissait, se roulait, partait au galop, puis revenait et s'arrêtait net. C'était le lion, à n'en pas douter! Maintenant on voyait très bien ses quatre pattes courtes, sa formidable encolure, et deux yeux, deux grands yeux qui luisaient dans l'ombre. En joue! feu! pan! pan! C'était fait. Puis tout de suite un bondissement en arrière, et le coutelas de chasse au poing. Au coup de feu du =Tarasconnais, un hurlement terrible répon- dit : « Il en a ! » cria le bon Tartarin, et, ramassé sur ses] ortes jambes, il se préparait à recevoir la bête; mais elle en avait plus que son compte, et s'enfuit au triple galop, en hurlant. Lui pourtant ne bougeait pas. Il attendait la femelle. tou- jours comme dans ses livres! Par malheur la femelle ne vint pas. - Au bout de deux ou trois heures d'attente, le =Tarasconnais se lassa. La terre était humide, la nuit devenait fraîche, la bise de mer piquait. « Si je faisais un somme en attendant le jour? » se dit-il, et, pour éviter les rhumatismes, il eut recours à sa tente-abri. Mais voilà le diable! cette tente-abri était ` un système si ingénieux, si ingénieux, qu'il ne put jamais venir à bout de l'ouvrir. Il eut beau s'escrimer et suer pendant une heure, la damnée tente ne s'ouvrit pas. De guerre lasse, le brave Tarasconnais jeta l'ustensile par terre et se coucha dessus, en jurant comme un vrai =Provençal qu'il était. Ta, ta, ra, ta =Tarata!» « Ques aco? » fit Tartarin, s'éveillant en sursaut. C'étaient les clairons des chasseurs d'Afrique qui sonnaient la diane, dans les casernes de Mustapha. Le tueur de lions, stupéfait, se frotta les yeux. Lui qui se croyait en plein désert! Savez-vous où il était? Dans un plant d'artichauts, entre un plant de choux-fleurs et un plant de betteraves Son Sahara avait des légumes! Tout près de lui, sur la jolie sapins attaqués par les bastrichs, qui le rendait très malheureux. Ces bastrichs sont de tout petits vers, qui viennent on ne sait d'où, par milliards, en rangs serrés, choisissent l'arbre le plus fort, le plus beau, le mieux portant, et le prennent d'assaut. Pour lutter contre ces terribles invasions, le sapin a sa résine, et de toute sa /orce d'arbre, avec ce suc de sa sève qui en coulant lui emporte un peu de sa vie, essaye de résister à l'ennemi. Il répand des torrents de résine sur le bastrich et sur les œu/s déposés dans la fibre de son écorce, s'épuise, se dessèche dans cette lutte presque toujours inutile. - =Jack s'intéressait au destin de ces pauvres arbres, voyait ruisseler pendant le combat cette sueur odorante, ces larmes végétales, lourdes à tomber, d'un ambre pur, plein de rayons. Parfois, le sapin parvenait à échapper à ce désastre; mais le plus souvent il dépérissait, se creusait, et, quelque jour, le colosse couronné de chants d'oiseaux, de vols d'abeilles, tout murmurant des existences qu'il abritait et du souffle de l'air dans ses branches vigoureuses, prenait l'aspect d'un arbre frappé de la foudre et s'abattait enfin en laissant là-haut, sur le flot des cimes, le vide d'un engloutissement. - Les hêtres avaient un autre ennemi, une espèce de charançons, vermillonnés, presque imperceptibles aussi, et si nombreux que chaque feuille portait son ver, une piqûre d'un beau rouge vif. De loin, cette partie de forêt, ces branches colorées par un automne anticipé, une mort précoce, avaient l'aspect d'une fausse santé, les rougeurs maladives qui animent le teint des jeunes poitrinaires; le père =Archimbauld les regardait avec des hochements de tête tristes comme en a, devant certains malades, un médecin qui désespère. - Pendant ces tournées forestières, le garde et l'enfant ne se parlaient pas, la grande symphonie des bois les envahissant. Selon les essences d'arbres qu'il secouait, le vent trans- formait son haleine et sa plainte. Dans les pins, c'était une houle de mer, un souffle long; dans les bouleaux, dans les trembles, un cliquetis frémissant qui laissait les rameaux immobiles, mais passait sur les feuilles en mille notes métalliques; et du bord des étangs, nombreux dans cette partie de la forêt, venaient des frôlements doux, le froissement des roseaux inclinant l'un vers l'autre leurs longues lances satinées. Par là-dessus, le rire strident des pies, les coups de bec des Sit =YAISSEAU EN PERDITION Vers neuf heures du matin, on entendit du côté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrents d'eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s'écria : « Voilà l'ouragan. Et dans l'instant un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvrait l'île =d'Ambre et son canal. Le « =Saint-Géran parut alors à découvert avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hùne amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenue sur. en arrière; il était mouillé entre l'île =d'Ambre et la terre, en deçà de la ceinture des récifs qui entourentl'île de =France et qu'il avait franchie parun endroit où ,lamais vaisseau n'avait passé avant lui. Il présentait son avant aux flots qui venaient de la pleine mer, et, à chaque lame d'eau qui s'engageait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, de sorte qu'on en voyait la carène en l'air; mais, dans ce mouvement, sa poupe, venant à plonger, disparaissait à la vue jusqu'au couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cette position, où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui était également impossible de s'en aller par où il était venu, ou, en coupant ses câbles, d'échouer sur le rivage, dont il était séparé par des hauts fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait se briser sur la côte s'avançait en mugissant jusqu'au fond des anses, et y jetait des galets à plus de cinquante pieds dans les terres ; puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande LE SOMMEIL DE =BARBEROUSSE =Frédéric I° dit =Barberousse, empereur =d'Allemagne de =1152 à =1190, se noya dans le =Cydnus, pendant la -3 croisade. La légende prétend que, sauvé par miracle, il revint en =Allemagne, et, endormi dans la caverne de =Kaiserlautern, attend le jour, marqué par le destin, où il doit reparaître â la lumière pour refaire =l'Allemagne grande et forte. Une caverne sombre et d'une forme horrible S'ouvrait dans le ravin. Le comte =MaxEdmond Ne craignit pas d'entrer dans la nuit du vieux mont. Il s'aventura donc sous ces grottes funèbres. Il marchait. Un jour blême éclairait les ténèbres. Soudain, sous une voùte, au fond du souterrain, Il vit dans l'ombre, assis sur un fauteuil d'airain, Les pieds enveloppés dans les plis de sa robe, Ayant le sceptre à droite, à gauche ayant le globe, Un vieillard effrayant, immobile, incliné, Ceint du glaive, vêtu de pourpre, et couronné. Sur une table faite avec un bloc de lave Cet homme s'accoudait. Bien que =Max soit très brave, Et qu'il ait guerroyé sous =JeanleBataillard, Il se sentit pàlir devant ce grand vieillard Presque enfoui sous l'herbe et le lierre et la mousse, Car c'était l'empereur =FrédéricBarberousse. Il dormait, d'un sommeil farouche et surprenant. Sa barbe, d'or jadis, de neige maintenant, Faisait trois fois le tour de la table de pierre. Ses longs cils blancs fermaient sa pesante paupière. Un cmur percé saignait sur son écu vermeil. Par moments, inquiet, à travers son sommeil, Il portait vaguement la main à son épée.. De quel rêve cette âme était-elle occupée? a sous lui le milieu effroyable où l'homme ne peut pas' plus marcher que le poisson n'y peut nager. Il jette son" fardeau, s'il en a un ; il s'allège comme un navire en> détresse ; il n'est déjà plus temps, le sable est au-dess de ses genoux. Il appelle, il agite son chapeau ou son mouchoir, le sable le gagne de plus en plus. Si la grève est déserte, si la terre est trop loin, si le banc de sable est trop mal famé, s'il n'y a pas de héros dans les environs, c'est fini, il est condamné à l'enlisement. Il est condamné à cet épouvantable enterrement, long, infaillible, impla table, impossible à retarder ni à hâter, qui dure des: heures, qui n'en finit pas, qui vous prend debout, libre, en pleine santé, qui vous tire par les pieds, qui, à chaque effort que vous tentez, à chaque clameur que vous pous sez, vous entraîne un peu plus bas, qui a l'air de vous punir de votre résistance par un redoublement d'étreinte; qui fait rentrer lentement l'homme dans la terre en lui lais saut le temps de regarder l'horizon, les arbres, les came pagnes vertes, les fumées des villages dans la plaine, les voiles des navires sur la mer, les oiseaux qui volent et chantent, le soleil, le ciel. L'enlisement, c'est le sépulcre> qui se fait marée, et qui monte du fond de la terre verse un vivant. Chaque minute est une ensevelisseuse inexo -- rable. Le misérable essaie de s'asseoir, de se coucher, de ramper; tous les mouvements qu'il fait l'enterrent ; il se. redresse, il enfance; il se sent engloutir; il hurle, implore, crie aux nuées, se tord les bras, désespère. Le voilà dans le sable jusqu'au ventre ; le sable atteint la poitrine n'est plus qu'un buste. 11 élève les mains, jette des gé sements furieux, crispe ses ongles sur la grève, veut se retenir à cette cendre, s'appuie sur les coudes pour =s'arra cher à cette gaine molle, sanglote frénétiquement; le sable monte. Le sable atteint les épaules; le sable atteint BIVOUAC NOCTURNE Il était minuit quand nous arrivâmes au =KandeMéné men'. J'aperçus de loin une multitude de lumières épar ses : c'était le repos d'une caravane. En approchant, je distinguai les chameaux, les uns couchés, les autres debout; ceux-ci chargés de leurs fardeaux, ceux-là débarrassés de leurs bagages. Des chevaux et des =ânes débridés mangeaient l'orge dans des seaux de cuir; quelques cava liers se tenaient encore à cheval, et les femmes voilées n'étaient point descendues de leurs dromadaires. Assis les jambes croisées sur des tapis, des marchands turcs étaient groupés autour des feux qui servaient aux esclaves à préparer le pilau ; d'autres voyageurs fumaient leurs pipes à la porte du =Kan, mâchaient de l'opium, contaient des histoires. On brûlait le café dans les poélons ; des vivandières allaient de feux en feux, proposant des gâteaux de blé grué, des fruits et de la volaille ; des chanteurs amusaient la foule; des imans faisaient des ablutions, se prosternaient, se relevaient, invoquaient le prophète ; des chameliers dormaient étendus sur la terre. Le sol était jonché de ballots, de sacs de coton, de touffes de riz. Tous ces objets, tantôt distincts et vivement éclairés, tantôt confus et plongés dans une demi-ombre, selon la couleur et le mouvement des feux, offraient une véritable scène des Mille et une Nuits. 4 Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces lames de cendre d'or, redescendre, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. 'Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes collines. Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de fatigue, et desséchés de soif' comme ce désert ardent. Soudain un de nos hommes poussa une sorte de cri; tous s'arrêtèrent, et nous demeurâmes immobiles, surpris par un inexplicable phénomène, connu des voyageurs en ces contrées perdues. Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour battait, le mystérieux tambour des dunes; il battait distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique . Les =Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l'un d'eux dit en sa langue : « La mort est sur nous ». Et voilà que, tout à coup, mon compagnon, mon ami, presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une insolation. Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit monotone, intermittent et incompréhensible; et je sentais se glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de LE PETIT COCHON Désirée ouvrit une porte basse, sous le hangar. Un petit cochon sauta d'un bond dans la cour. - Oh le chérubin dit-elle d'un air de profond ravissement, en le regardant s'échapper. Le petit cochon était charmant, tout rose, le groin lavé par les eaux grasses, avec le cercle de crasse que son continuel barbotement dans l'auge lui laissait près des yeux; Il trottait, bousculant les poules, accourant pour leur manger ce qu'on leur jetait, emplissant l'étroite cour de ses détours brusques. Ses oreilles battaient sur ses yeux, son groin ronflait à terre ; il ressemblait, sur ses pattes minces, à une bête à roulettes. Et par derrière, sa queue avait l'air d'un bout de ficelle qui servait à l'accrocher. - Je ne veux pas ici de cet animal 1 s'écria le prêtre, très contrarié. - =Serge, mon bon =Serge, supplia de nouveau =Désirée, ne sois pas méchant. Vois comme il est innocent, le cher petit. Je le débarbouillerai, je le tiendrai bien propre. C'est la =Teuse qui se l'est fait donner pour moi. On ne peut pas le renvoyer maintenan. Tiens, il te regarde, il te sent. N'aie pas peur, il ne te mangera pas. Mais elle s'interrompit, prise d'un rire fou. Le petit cochon, ahuri, venait de se jeter dans les jambes de la chèvre qu'il avait culbutée. Il reprit sa course, criant, roulant, effarant toute la basse-cour. Désirée, pour le calmer, dut lui donner une terrine d'eau de vaisselle. Alors, il s'enfonça dans la terrine jusqu'aux oreilles ; lorsque j'avais huit ans, s'étalait dans une méchante bou tique de la rue de Seine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais. J'étais très fier d'être un garçon, je méprisais les petites filles, et j'attendais avec impatience le moment - qui, hélas! est venu - où une barbe piquante me hérisserait le menton. Je jouais aux soldats, et pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageais les plantes que ma pauvre mère cultivait sur sa fenêtre. C'était là des jeux mâles, je pense I Et pourtant, j'eus envie d'une poupée. Les =Hercules ont de ces faiblesses. Celle que j'aimais était-elle belle, au moins? Je la vois encore. Elle avait une tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts, d'horribles mains de bois et de longues jambes écartées. Sa jupe à fleurs était fixée à la taille par deux épingles. Je vois encore les têtes noires de ces deux épingle. C'était une poupée de mauvais ton, sentant le faubourg. Je me rappelle bien que, tout bambin que j'étais. et n'ayant pas encore usé beaucoup de culottes, je sentais, à ma manière mais très vivement, que cette poupée man- quait de grâce, de tenue; qu'elle était grossière, qu'elle était brutale. Mais je l'aimais malgré cela, je l'aimais pour cela; je n'aimais qu'elle, je la voulais. Mes soldats et mes tambours ne m'étaient plus de rien. Je ne mettais plus dans la bouche de mon cheval à bascule des branches d'hélio. trope et de véronique : cette poupée était tout pour moi. -J'imaginais des ruses de sauvage pour obliger =Virginie, ma 'bonne, à passer avec moi devant la petite boutique de la rue de Seine. J'appuyais mon nez à la vitre et il fallait que ma bonne me tiràt parle bras: « Monsieur Sylvestre, il es1 tard, et votre maman vous grondera n. Monsieur Sylvestre se moquait bien alors des gronderies ; mais sa bonne l'enlevait comme une plume, et Monsieur =Sylvestre cédait à la force. LE PETIT VILLAGE Je me l'imagine volontiers sur un coteau. Il est là, si discret dans les arbres, que de loin on le prendrait pour un champ de rochers écroulés et couverts de mousse. Mais des fumées sortent des branches; dans un sentier qui descend la pente, des enfants poussent une brouette. Alors, de la plaine, on le regarde avec une envie jalouse; on passe en emportant le souvenir de ce nid imprévu. Non, je le crois plutôt dans un coin de la plaine, au bord du ruisseau. Il est si petit qu'un rideau de peupliers le cache à tous les yeux. Ses chaumières disparaissent dans les oseraies de la rive. Un bout de prairie verte lui sert de tapis; une haie vive le clôt de toutes parts, comme un grand jardin. On passe à côté de lui sans le voir. Les voix des laveuses sonnent, semblables à des voix de fauvettes. Pas un filet de fumée. Il dort dans sa paix, au fond de son alcôve verte. Aucun de nous ne le connaît. La ville voisine sait à peine qu'il existe, et il est si humble que pas un géographe ne s'est soucié de lui. Ce n'est personne. Son nom prononcé alcove eille aucun souvenir. Dans la foule des villes aux noms retentissants, il est un inconnu, sans histoire, sans gloires et sans hontes, qui s'eflace modestement. Et c'est pour cela sans doute qu'il sourit si doucement, le petit village. Ses paysans vivent au désert; les marmots se roulent sur la berge; les femmes filent dans l'ombre des arbres. Lui, tout heureux de son obscurité, s'emplit des gaietés du ciel! Il, est si loin de la boue et du tapage des grandes cités 1 Son rayon de soleil lui suffit; sa joie est faite de son silence, de son humilité, de ce rideau de peupliers qui le cache au monde entier. sème encore quelque chaleur sur les routes durcies et les arbres dépouillés, la mère Faucille résolut de regagner à pied son chdtd 1 inoubliable. Tous les siens étaient sortis; elle s'en alla intrépide, fouettée par la bise et prenant des chemins de traverse pour échapper à une pour- suite possible. Le soleil brilla encore pendant une heure, puis le ciel s'assombrit, des vapeurs noires, venant du nord, s'épaissirent et l'air se fit plus glacial. n Jésus, mon Dieu ! dit-elle tout bas, pourrai-je arriver avant la neige? » Et ses vieilles jambes, redoublant d'énergie, essayèrent de gravir plus vite le chemin abrupt et pierreux, bordé de haies, qui serpentait entre les vignes. La fatigue la prit bientôt ; elle s'assit alors sur les herbes mortes d'un talus avec un gros soupir et ses paupières ridées furent mouillées de larmes. Les premiers flocons de neige se mirent à tomber, lents et larges, et d'abord assez rares, palpitant dans leur vol comme de gros papillons; puis le grand ciel sombre les sema peu à peu en innombrables essaims sur la campagne, où l'on n'entendait que le frisson sec et sifflant des arbustes courbés par la bise. Une peur la prit alors, soudaine et angoissante, car les chemins allaient disparaître sous la neige, et la nuit glaciale approchait, nuit longue et sans étoiles, où le pays ne serait plus qu'un désert vague et sans limites apparentes. La pauvre femme se redressa dans un dernier sursaut de volonté, fit quelques pas, glissa sur le sol gelé, se releva, et, épuisée par son effort, se reposa de nouveau au pied d'un cerisier. Le crépuscule était tombé. Réchauffée par la marche, elle n'avait pas senti toute l'intensité du froid, mais, demeurant assise, elle fut Le cardinal =Dubois' mangeait habituellement une aile de poulet tous les soirs. Un jour, à l'heure qu'on allait le servir, un chien emporta le poulet. Les gens n'y surent autre chose que d'en remettre un promptement à la broche. Le cardinal demanda à l'instant son poulet : le maître-d'hôtel, prévoyant la fureur où il se mettrait en lui disant le fait ou lui proposant d'attendre plus tard que l'heure ordinaire, prend son parti et lui dit froidement : « Monseigneur, vous avez soupé ». - « J'ai soupé I'» répondit le cardinal. - « Sans doute, Monseigneur. I1 est vrai que vous avez peu mangé, vous paraissiez fort occupé d'affaires: mais, si vous voulez, on vous servira un second poulet : cela ne tardera pas. » Le médecin Chirac, qui le voyait tous les soirs, arrive dans ce moment. Les valets le préviennent et le prient de les seconder : « Parbleu 1 dit-il, voici quelque chose d'étrange 1 Mes gens veulent me persuader que j'ai soupé ; je n'en ai pas le moindre souvenir, et, qui plus est, je me sens beaucoup d'appétit n.- « Tant mieux, répondit Chirac. Le travail vous a épuisé ; les premiers morceaux n'auront fait que réveiller votre appétit, et vous pourriez sans danger manger encore, mais peu. Faites servir Monseigneur, dit-il aux gens, je le verrai achever son souper. » Le poulet fut apporté. Le cardinal regarda comme une marque de santé de souper deux fois de l'ordonnance de =Chirac, l'apôtre de.l'abstinence, et fut, en mangeant, de la meilleure humeur du monde. Promenade en montagne La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait ce que j'entends par un beau pays. Jamais un pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme en approchant de =Chambéry. petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet pour prévenir les malheurs : cela faisait que je pouvais contempler au fond et gagner des vertiges tout à mon aise ; car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés, est qu'ils me font tourner la tête : et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche et de broussaille en broussaille, à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet, en pile; puis, les lançant.l'un après l«autre, je me délectais Le tilleul Le chêne est la force de la forêt ; le bouleau en est la grâce ; le sapin, la musique berceuse ; le tilleul, lui, en est la poésie intime. L'arbre tout entier a je ne sais quoi de tendre et d'attirant ; sa souple écorce, grise et embaumée, saigne à la moindre blessure ; en hiver, ses pousses sveltes' s'empourprent comme le visage d'une jeune fille à qui le froid fait monter le sang aux joues ; en été, ses feuilles en forme de coeur ont un susurrement doux comme une caresse. Va te reposer sous son ombre par une belle après-midi dé juin et tu seras pris comme par un charme'. Tout le reste de la forêt est assoupi et silencieux ; à peine entend-on au loin un roucoulement de ramiers ; la cime arrondie du tilleul, seule, bourdonne dans la lumière. Au long des branches, les fleurs d'un jaune pâle s'ouvrent par milliers, et dans chaque fleur chante une abeille. C'est une musique aérienne, joyeuse, née en plein soleil, et qui filtre peu à peu jusque dans les dessous assombris où tout est paix et fraîcheur. En même temps chaque feuille distille une rosée mielleuse qui tombe sur le sol en pluie impalpable, et, attirés par la saveur sucrée de cette manne, tous nos grands papillons des bois, les marins bruns, liserés de jaune, les vulcains diaprés d'un rouge de feu, les mars à la robe couleur d'iris, tournoient lentement dans cette demi-obscurité, comme de magnifiques fleurs ailées. C'est surtout pendant les nuits d'été que la magie du tilleul se révèle dans toute sa puissance. Au parfum des prés mûris, la forêt mêle la balsamique odeur des tilleuls. C'est une senteur Le départ du paquebot Depuis un instant, les machines se sont mises à ronfler et le paquebot tremble de toute sa carcasse. Prévenus par la cloche, visiteurs et parents viennent de quitter le bord, et le pont soudain paraît vide, tous les passagers penchés à la rambarde'. Sur le quai, qu'on domine ainsi que d'un cinquième étage, la foule s'épaissit. Des inconnus, la tête renversée, échangent les suprêmes paroles avec ceux de là-haut ; pauvres mots inutiles où l'on met tout son coeur. Des =Italiens, deux mandolines et un violon, installés là comme au coin d'une rue, jouent de leurs airs napolitains, et tout cela rend le départ plus déchirant encore. Enfin la cloche retentit une dernière fois, de l'avant à l'arrière. Des chaînes grincent. La sirène pousse un cri. Cette fois, c'est fini : nous levons l'ancre . On ne sent rien, pas une oscillation, pas une secousse ; et c'est seulement à la clameur jaillie de la jetée que j'ai compris que nous étions partis. Aussitôt debout, le coeur battant, j'ai couru à tribord. Tout le navire s'écrasait contre le bastingage ; passagers et gens d'équipage. On joue du coude, on tend le . Le paquebot aussi hésite à s'en aller. Il glisse lentement 1e long du quai, comme à regret. La foule d'en bas et celle d'en haut s'écartent peu à peu, avec effort, ainsi qu'une étoffe qu'on déchire; bientôt il n'y a plus que les cris qui retiennent les deux morceaux. Des têtes à tous l'es sabords , des mouchoirs à tous les hublots . - Ici 1 appellent des passagers, perdus parmi les autres. Les progrès de l'industrie A l'occasion de l'inauguration d'un hall moderne, dans une usine métallurgique, l'ingénieur Dumont, les contremaîtres et les ouvriers se sont réunis et boivent une coupe de champagne. =CésarPichat, qui compte ans de présence à l'usine, a demandé la parole. Et =Pichat continuait «Quelques-uns avec moi se rappellent encore les grandes salles sombres et malsaines d'autrefois. Nous allions et venions devant les fours sur la terre battue qui servait de sol et qui, par-ci par-là, sechangeait en boue où nous pataugions. Vous rappelez-vous comme nous avons peiné dans la forge enfumée et quelle peine nous avions à traîner les serpents de fer rouge, au sortir des laminoirs? Pas d'armoires, pas de lavabos : nous accrochions nos vêtements et nos paniers à provisions à des clous plantés aux murs. Certain jour, je m'aperçus qu'un camarade anonyme et peu scrupuleux m'avait dérobé le pantalon de ville que j'avais enlevé avant de revêtir mon «bleu » de travail. Maintenant, tout est propre, tout est clair. Nous pourrions travailler en bottines sur les grandes dalles nettes. Les machines -tournent sans bruit, et le travail se fait dans l'ordre et dans la Joie. Nous avons notre lavabo et notre salle à manger. Nous quittons l'usine après toilette faite. Cette révolution est venue avec les progrès de l'électricité. L'électricité, nous lui -devons tout ! Et elle n'a pas dit son dernier mot. Je serais tenté de prophétiser » avec Zola : «Le jour doit venir où l'électricité sera à tout le monde. Elle circulera dans les villes, telle que le sang même de la vie sociale. Dans chaque maison, il y aura de simples robinets à tourner, pour qu'on ait à profusion Une vieille diligence «Je vais à =Rouen», dit =Emma, et elle se dirigea vers l'auberge de lia mère Lefrançois d'où partait chaque matin =l'Hirondelle. C'était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant jusqu'à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leur châssis, quand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue çà et là parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies d'orage même ne lavaient pas tout à fait. Hivert attelait sans se dépêcher, et en écoutant d'ailleurs la mère =Lefrançois qui, passant par un guichet sa tête en bonnet de coton, le chargeait de commission. Enfin, lorsqu'il avait mangé sa soupe, endossé la limousine, allumé sa pipe et empoigné son fouet, il s'installait tranquillement sur le siège. =L'Hirondelle partait au petit trot, et, durant trois quarts de lieue, s'arrêtait de place en place pour prendre des voyageurs qui la guettaient debout, au bord du chemin, devant la barrière des cours. Ceux qui avaient prévenu la veille se faisaient attendre ; quelques-uns a même étaient encore au lit dans leur maison ; =Hivert appelait, criait, sacrait ; puis il descendait de son siège, et allait frapper de grands coups contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas fêlés. Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les pommiers à la file se succédaient ; et la route, entre ses deux longs fossés pleins d'eau jaune, allait continuellement se rétrécissant vers l'horizon. La partie de luge Ce jeudi après-midi, le froid était vif et la bise cinglait, mais sur la neige durcie par le gel, un brillant soleil d'hiver faisait miroiter des myriades de cristaux. Nous étions sur la place de l'église, =Benoît, =Mariotte et moi, battant la semelle pour nous réchauffer et devisant sur l'emploi de notre temps. - Quelles belles glissades on ferait sur la mare, dis-je, enfin, mais il faudrait de bons sabots : les miens sont fendus. Vous avez de la chance ! Les vôtres sont encore solides. - Oui, dit =Benoît, mais mon père les a garnis de gros clous pointus. - Et le mien, continua =Mariotte, a doublé ma semelle de bois d'une semelle de cuir qui me préserve des chutes sur le verglas, mais qui m'empêche de glisser. - Faisons une partie de luge, suggéra =Benoît. - Idée magnifique ! Il ne nous manque qu'un traîneau. - Allons chez le grand Louis, peut-être nous prêtera-t-il le sien. Le grand =Louis, qui a quitté l'école en juillet dernier et qui travaille . à la culture avec ses parents, était libre et voulut bien nous accompagner. Il avait une , grande luge sur laquelle nous pouvions prendre place tous les quatre. Son chien =Truc le suivait. Nous gagnâmes sans perdre de temps le sommet de la côte du =GrandPré. Alors commença la plus belle partie qu'on puisse rêver. Je pris place sur la luge derrière =Louis ; =Benoît et =Mariotte s'installèrent derrière moi. La piste est en pente assez raide le long de la haie et, dans le bas du pré, elle s'en va en pente douce jusqu'à la, route. Notre traîneau filait dans un tourbillon de poussière neigeuse, et =Truc, derrière nous, sautait, gambadait, aboyait. De temps à Le =Mont-de-Piété Ayant retourné toutes ses poches et fouillé chaque tiroir, Madame =Martin rassembla finalement trente francs et quelques sous. C'était bien là tout son avoir, toutes les ressources du ménage jusqu'à la paye de l'homme, à la fin du mois, dans douze jours par conséquent, puisqu'on n'était que le dix-neuf janvier. «Trente francs pour douze jours, calcula mentalement la pauvre femme, cela fait, si je ne me trompe, cinquante sous par jour. On a beau supprimer la viande et le vin et manger des pommes de terre à tous les repas, on ne peut avec cinquante sous faire vivre trois personnes : le père =Martin qui travaille dur et qui a besoin d'une nourriture solide, le petit Gustave qui ne manque pas d'appétit, et moi qui n'en ai guère, c'est vrai, mais qui ne peux vivre de l'air du temps. Allons, nous n'y échapperons pas cette fois il faut aller au =Mont-de-Piété. » Le =CréditMunicipal, qu'on appelait alors le =Mont-de-Piété, était installé dans un immeuble de la rue des =Marchands. Madame =Martin, obéissant aux indications de grandes pancartes et de flèches qui pendaient à l'entrée, monta au premier étage, suivit un long corridor, ouvrit la quatrième porte à gauche, et se trouva dans une grande salle, devant des guichets grillagés, où plusieurs personnes attendaient. La chasse du chat Une souris traversa l'atelier des couturières d'un mouvement si rapide qu'on eut à peine le temps de l'entrevoir. Pourtant, le chat l'aperçut, il sauta lourdement de sa planche et s'en alla derrière elle dans la cuisine. Il revint peu après, mais son allure était changée. Il avançait avec précaution et tout son corps s'allongeait, ses yeux étaient plus jaunes aussi; et il étirait longuement ses griffes. Il fit encore le tour de l'atelier, mais au lieu de retourner à son casier, il se plaça sous un tabouret, tout près de la cheminée. Il avait l'air de dormir, le nez sur ses pattes, mais l'une ou l'autre de ses oreilles restait constamment dressée, et l'on voyait' une raie claire entre ses paupières. La petite souris ne se pressait pas de revenir, et personne ne pensait plus à elle ni au chat, lorsqu'on entendit un cri si fin et si long que toutes les machines s'arrêtèrent et que tout le monde regarda vers le tabouret. Le chat y était encore, mais il se tenait couché sur le côté, et, sous l'une de ses pattes, allongée, la queue de la souris dépassait et traînait comme un bout de cordon noir. Presque aussitôt le cordon noir s'agita, et la souris s'échappa., Elle n'alla pas loin, le chat lui barra la route et la retourna d'un coup de patte.' Elle resta un instant comme morte, puis elle essaya de filer vers la cuisine ; le chat se trouva' encore devant elle. Alors, elle s'affola ; elle voulait fuir n'importe où et n'importe comment, elle tournait ou se lançait dans toutes les directions, et toujours, d'un coup de griffes, le chat la ramenait dans l'atelier. Il y eut un moment où l'on crut qu'elle- allait se résigner à mourir, tant elle était tremblante' et affaissée. Mais soudain, elle fit face à Mon ami =Garrone Nous n'avons eu que deux jours de vacances ; et cependant il me semble qu'il y a un temps infini que je n'ai vu Garrone. Plus je le connais et plus je l'aime ; tous mes camarades ressentent la même sympathie, excepté les méchants, parce que =Garrone s'oppose à leurs actes de méchanceté ; chaque fois qu'un grand veut taquiner et maltraiter un petit, le petit appelle Garrone, et le grand est forcé de rester tranquille. . Le père de =Garrone est mécanicien au chemin de fer. =Garrone, ayant été malade pendant deux ans, a commencé un peu tard ses -classes. Aujourd'hui il est le plus grand et le plus vigoureux de la classe : il enlève un banc d'une seule main! Avec cela il est bon. N'importe ce qu'on lui demande : canif, crayon, gomme, papier, il vous le prête ou vous le donne toujours de bon coéur. Pendant la classe, il ne cause jamais, ni ne fait aucun bruit. Toujours immobile -sur son 'banc, trop étroit pour lui, on le voit le dos arrondi et la tête -dans les épaules. Quand je le regarde, il me sourit des yeux comme -pour me dire : « Nous sommes amis, n'est-ce pas, =Henri ? » On se moque un peu de lui, parce que, grand et fort comme il est, sa jaquette, son pantalon, ses manches sont - trop étroits et- -trop -courts pour sa taille ; il a de gros souliers et une cravate -enroulée au cou comme une corde. Pauvre =Garrone ! il suffit de le voir pour l'aimer malgré cela. Le maître regarde =Garrone avec bonté, et chaque fois qu'il 'passe près de lui., il lui donne sur la joue une petite tape affecueuse. Je l'aime bien décidément, mon ami =Garrone ! Le père =Dugûé Maintenant, le bonhomme était vieux. Ses cheveux avaient blanchi sur sa figure rouge et ravinée par les rides ; son grand corps noueux et maigre, jadis si robuste, se cassait en deux et s'inclinait, de plus en plus, vers la terre. La force abandonnait ses membres qui tremblaient sous le moindre fardeau, s'épuisaient à la moindre fatigue. Ii dut se résigner à quitter le travail. Le soir qu'il revint, pour la dernière fois, avant de remiser au fond du cellier ses outils désormais inutiles, le père Dugué alla dans le jardin, où l'on apercevait. par-dessus la haie d'épines taillées, les champs qui s'étendaient au loin. Sous le ciel crépusculaire, ces champs s'endormaient, toujours forts, toujours beaux. La sève battait en eux, comme bat le sang aux veines des jeunes gens. Et longtemps il contempla cette terre, la « tè » bien-aimée, la « tè » triomphante, la « tè » que la neige des hivers ne refroidit jamais, que ne dévore jamais l'incendie des étés, la « tè » où bientôt il reposerait ses bras, devenus trop faibles pour l'étreindre, où il coucherait ses reins devenus trop vieux pour la féconder. Les blés remuaient doucement, froissant leurs chaumes ; les avoines pâlissaient, ondulaient, pareilles à la brume légère qui monte des prairies ; des trèfles, qu'un reste de lumière frisante rasait, saignaient par places, et dans la rougeur du couchant, les =Pommiers vagabonds tordaient leurs chevelures fantastiques ou montraient leurs profils grimaçants de sorcières. Une femme passa ui chassait sa vache à coups de gaule ; il entendit le piétinement